Boris Libois
23 11 2020
Où en sommes-nous aujourd’hui avec les armes de la contestation sociale? Quelles sont l’actualité et les limites de l’action directe non-violente? Ma tentative d’y répondre en trois moments. (1) Rappel théorique des notions et enjeux de la lutte nonviolente. (2) Présentation sommaire d’Extinction Rebellion (XR), illustrée par trois actions de XR Belgium. (3) Discussion critique de ce mode de contestation sociale.
1. Description de la lutte nonviolente. Les armes de la contestation sociale doivent habituellement naviguer entre deux écueils: l’enrôlement dans des organisations plus ou moins hiérarchisées, selon le nombre de leurs militant·es, d’une part, et les formes d’action préférentielles, selon le diagnostic politique et les objectifs poursuivis.
Si nous écartons, frappées d’inconstitutionnalité, la « propagande par le fait » et la « lutte armée », menées dans une perspective de renversement révolutionnaire de l’ordre établi, et si nous privilégions, en revanche, l’action directe des agent·es prioritairement concerné·es par l’oppression par rapport à la délégation de leur pouvoir d’agir à des représentant·es politiques et sociales, nous restons dans le champ de la « lutte non-violente ».
Gene Sharp regroupe en trois classes de lutte non-violente les 198 formes d’action directe identifiées. La protestation conteste ce qui est demandé ou décidé. L’interruption consiste à ne pas faire ce qui est demandé ou attendu. La perturbation fait ce qui est interdit ou inattendu. La grève appartient au second mode d’action directe non-violente. La désobéissance civile emprunte au troisième.
Le fil conducteur de la lutte non-violente est de résister à l’oppression par le refus de coopérer avec les dirigeant·es en place, quelle que soit la manière dont ils sont parvenu·es au pouvoir (élection, corruption, succession, coup d’État). L’enjeu est d’augmenter leur coût matériel et symbolique pour s’y maintenir. Tant sur le plan du système de récompense des subalternes (cadeaux aux partisan·es, punitions aux opposant·es) que sur celui de la légitimation de la domination politique (l’équilibre entre l’arbitraire de la servitude volontaire et sa raison d’être).
L’enjeu stratégique, pour les actrices et acteurs sociaux, est d’estimer la marge d’amélioration, par la voie réformiste, des institutions existantes par rapport aux inconnues d’un changement de régime par la voie révolutionnaire. Aujourd’hui, on est loin du compte: les risques de régression démocratique s’offrent comme une issue paresseuse au désespoir climatique, écho à l’extinction accélérée des espèces.
2. Présentation d’Extinction Rebellion (XR). Alors que s’effrite notre pays menacé par le carbo- et l’éco-fascismes, nous devons préparer la société belge à reprendre pacifiquement le pouvoir sur elle-même et à déconfiner la démocratie de l’oligarchie élue.
XR Belgium y travaille déjà.
– 12 octobre 2019, action directe non-violente « Royal Rebellion« : « Sire, Votre royaume brûle. Il n’y a pas de zone neutre sur une planète en feu ». La ville de Bruxelles réprime, par la violence politique et la brutalité policière, les assemblées populaires organisées dans une ambiance décontractée place Royale.
– 14 avril 2020, action directe non-violente « Tell The Complete Truth« : dans notre simulacre de discours (« Deep Fake« ) pour la Première ministre belge, elle fait le lien entre la crise sanitaire du Covid-19 et la catastrophe écologique et climatique. La cheffe du gouvernement national termine son vrai discours fictif par la convocation d’Assemblées citoyennes afin de répondre à l’urgence écologique et sociale.
– 27 juin 2020, action directe non-violente « Our Future, Our Choices« : point culminant de la vague d’affirmations civiques des alternatives au retour à l’anormal, une cérémonie publique, incluant nos allié·es activistes, inaugure la « Tour de la Résilience », sur le site précédemment connu sous le nom de « Tour des Finances ».
XR est le nouveau venu dans le camp de la contestation sociale. La Déclaration de rébellion du 31 octobre 2018 devant le parlement de Westminster signe l’acte de naissance de ce mouvement mondial d’insurrection pacifique de la vie quotidienne face à l’urgence climatique et écologique.
Dans nos pays riches, XR est le fer de lance du mouvement climat, ouvert à tou·tes les non-professionnel·les de l’activisme, trahi·es par les décisions de leurs élites politiques et sociales quant à leur devoir de protéger leurs justiciables des calamités sociales et environnementales imputables au capitalisme fossile.
Nos contrées cossues découvrent le prix caché de leur niveau de vie exorbitant. Le Sud Global n’a pas attendu XR pour subir la prédation coloniale et ses impacts écologiques et pleurer ses activistes mort·es en résistant à l’extractivisme capitaliste.
Le cœur de métier de XR est l’action directe: créer la situation qui permettra à chacun·e de libérer sa puissance d’agir en commun pour sauver le monde. Décoloniser nos imaginaires sidérés dans l’impuissance par leur mise en acte ici et maintenant.
XR privilégie la désobéissance civile, troisième catégorie de lutte non-violente selon Gene Sharp. Dans un contexte de rivalité des factions pour l’hégémonie culturelle, la désobéissance civile est une arme de distraction massive de l’ordre public: elle détourne les ressources d’attention nécessaires pour préserver la naturalité du consentement populaire.
Pour XR, l’enjeu est de sortir du déni collectif construit par les marchand·es de doute afin de couvrir l’impuissance apprise des politiques publiques. Les actions menées depuis 40 ans ne sont pas la hauteur de la catastrophe climatique et écologique.
XR met la désobéissance civile à la portée de tou·tes, dans son organisation effective, selon une logique d’expérimentation sociale et d’apprentissage politique (plutôt que d’en confier l’exclusivité aux avant-gardes professionnelles chargées d’éduquer les masses).
La stratégie d’action de XR comporte trois volets. A côté des résistances actives contre l’exploitation, l’oppression et l’appropriation des terrien·nes, et du développement d’alternatives résilientes pour reconstruire des territoires habitables, figure aussi la décolonisation de nos rapports au monde (cognitifs, émotifs, sensitifs et interactifs).
Enfin, notre « culture régénérative » (« Regen »: le prendre soin de soi-même, des autres et des relations intra- et inter-communautaires) est la composante Yin des luttes non-violentes, marquées du sceau Yang. Inspirée du « Travail qui relie » de Joanna Macy, « Regen » contribue à réparer le monde, les humains et les animaux mais s’exprime aussi dans la préfiguration concrète des autres mondes déjà possibles aujourd’hui.
3. Discussion critique. La non-violence fait l’objet de critiques parce qu’elle désarmerait la contestation sociale et se ferait la complice objective de l’État.
Pour XR, le choix de la non-violence est stratégique: les études de cas concluent qu’elle atteint deux fois plus souvent ses objectifs que la lutte armée. A côté des résultats empiriques, quelle justification systématique apporter à cette stratégie d’action directe, sans tomber dans l’apologie du pacifisme et l’accusation de fatalisme face à la catastrophe climatique et écologique?
3.1. La lutte non-violente est loin d’être un pacifisme. C’est pourtant l’accusation habituelle portée contre la désobéissance civile: elle serait à la fois socialement inefficace par rapport à l’objectif d’éradication de la domination et politiquement illégitime parce qu’elle opposerait le surcroît de moralité et de spiritualité des résistant·es à l’irréductible conflictualité politique.
La lutte non-violente neutraliserait tout rapport de forces et dépolémiserait la contestation sociale. Réduite à un pacifisme manifestant sous surveillance policière ou négociant sous contrainte administrative, la nonviolence cautionnerait la violence symbolique de l’État. Le « Black Bloc » en serait l’illustration paradoxale, en théâtralisant une violence réactionnelle et encourageant les bourgeois à se réfugier dans les bras paternalistes de la puissance publique.
Il est vrai que la domination politique et le capitalisme d’État détiennent le monopole de la violence légitime et définissent les frontières de notre résistance à l’oppression. La rhétorique médiatique des dominant·es est habile à naturaliser le débat idéologique et à déshumaniser les oppressé·es qui leur résistent.
Le libéralisme autoritaire est prompt à désigner les ennemis d’État pour étouffer la contestation sociale qui menacerait l’ordre public. Comment échapper à cette transposition dans la sphère civile des concepts identitaires et militaires (ami ou ennemi) tout en maintenant l’espace pour la conflictualité politique et sociale (partenaires et en même temps adversaires)?
3.2. La critique de la non-violence est le symptôme de la violence symbolique. Elle met en relief la colonisation de nos imaginaires personnels et politiques. Comment se désenvoûter de la sorcellerie capitaliste qui mutile nos capacités d’autodéfense?
Il me semble indispensable d’interroger notre rapport au monde et questionner la constitution fondamentale de notre expérience. Bref, il s’agit de faire le détour par le plan de l’ontologie comme pensée de l’être et de rendre justice aux pratiques qui manifestent sa présence.
Au dualisme moderne nature versus culture qui scelle la domination de l’homme sur ses réalités extérieure et intérieure, il importe de substituer la continuité du Vivant, expression de son unité dans sa diversité. C’est le sens du symbole qui réunit harmonieusement les contraires, à l’inverse du dualisme qui divise et aliène les opposé·es. Est Vivant ce qui tisse la vitalité de l’esprit et ce qui anime la corporéité. L’animisme est un animalisme.
Se hisser au niveau de l’ontologie relationnelle où la considération se porte sur la continuité du Vivant, dans ses interdépendances, ses vulnérabilités et ses complémentarités – plutôt que sur le dualisme qui divise, aliène et domine – fournit un fondement factuel à la notion de non-violence. Cette justification holistique surmonte le clivage stérile du biologisme et du machinisme, terreau du projet transhumaniste qui idolâtre le progrès technologique et sa promesse d’immortalité, affranchies de toutes les contraintes physiques de notre écoumène.
La prise de recul méthodologique éclaire les intuitions déjà au cœur des pratiques collectives. Les « Luddites » n’ont pas attendu les théories de l’écologie politique, de l’anthropologie culturelle ou de la géographie marxienne pour s’en prendre offensivement aux prédateurs de la vie quotidienne. Le « Luddisme » décrit comment les résistances des ouvrier·es contre l’exploitation de leur corps et l’aliénation de leur âme par la machine se sont traduites par la neutralisation et la mise en pièces de leur bourreau mécanique. Ces « briseurs de machine » sont l’expression du Vivant qui se défend. Ils enrichissent les armes de la contestation sociale.
Le recours au « vandalisme » et au « sabotage » contre les infrastructures qui portent atteinte au Vivant est prôné aujourd’hui par des activistes écosocialistes afin de déstabiliser les intérêts de classe prédominants. Selon la stratégie adoptée, cette « violence collective non armée » (Andreas Malm) s’exercerait de manière stylisée (« Black Bloc« ), clandestine (incendies d’antennes-relais GSM) ou revendiquée (« Valve Turners« , destruction de maïs transgénique).
Certes, l’État qualifierait de « casseur » ou de « terroriste » les auteurs·rices de ces atteintes délibérées à la propriété, matérielle ou intellectuelle. Au-delà des préférences stratégiques, comment justifier d’ajouter la dégradation et la destruction de biens et services inertes à l’arsenal de la lutte non-violente?
3.3. Exposer la violence du droit au droit de la non-violence. Mon intention est d’esquisser une justification systématique de la nonviolence comme principe politique d’organisation sociale. Quelle serait la raison d’être de la nonviolence, au-delà de l’absence de violence, c’est-à-dire du commandement moral de ne pas blesser ou tuer son prochain?
La nonviolence dans son concept, plutôt simplement que l’absence de violence (le fait de ne pas blesser autrui), est aussi le dépassement de tous les dualismes et aliénations. Si la non-violence est limitativement le refus de blesser autrui par l’abstention de lui faire du mal (la non-violence), la non-violence est aussi positivement un rapport de considération pour tout autre être vivant, à l’intérieur et à l’extérieur de soi-même (la non-dualité). La non-violence, c’est le visage politique du Vivant.
La désobéissance civile est une forme d’action directe qui met en relief la dissonance entre la légalité et la légitimité de l’ordre constitutionnel existant pour faire advenir, en la préfigurant ici et maintenant, une autre constitution du monde. La désobéissance civile exprime la constitution profonde (implicite et imaginaire) de notre monde pour transformer la constitution officielle (formelle et légale) de notre société.
La désobéissance civile permet de sortir du piège de la définition par le pouvoir de la violence légitime. La décolonisation des imaginaires libère un espace pratique pour la confrontation sociale sans passage à l’acte violent. La désobéissance civile manifeste le droit de la non-violence malgré la violence du droit.
XR met à la portée de chacun·e de nous l’arsenal des luttes non-violentes afin que s’organise notre société en accord avec le monde des vivant·es. Telle que les « Luddites » l’ont pratiquée, la non-violence peut justifier l’agir qui protège le Vivant contre les agressions dont il fait l’objet par l’humain aliéné.
Si l’action directe non-violente est l’autodéfense du Vivant et alors que s’effondrent les États capitalistes, les Constitutions terrestres, adoptées par des biorégions selon les principes anarchistes et les processus féministes, sont la garantie juridique de la paix et de la justice cosmopolitiques.
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