Le visage politique du Vivant

Boris Libois

23 11 2020

Où en sommes-nous aujourd’hui avec les armes de la contestation sociale? Quelles sont l’actualité et les limites de l’action directe non-violente? Ma tentative d’y répondre en trois moments. (1) Rappel théorique des notions et enjeux de la lutte nonviolente. (2) Présentation sommaire d’Extinction Rebellion (XR), illustrée par trois actions de XR Belgium. (3) Discussion critique de ce mode de contestation sociale.

1. Description de la lutte nonviolente. Les armes de la contestation sociale doivent habituellement naviguer entre deux écueils: l’enrôlement dans des organisations plus ou moins hiérarchisées, selon le nombre de leurs militant·es, d’une part, et les formes d’action préférentielles, selon le diagnostic politique et les objectifs poursuivis.

Si nous écartons, frappées d’inconstitutionnalité, la « propagande par le fait » et la « lutte armée », menées dans une perspective de renversement révolutionnaire de l’ordre établi, et si nous privilégions, en revanche, l’action directe des agent·es prioritairement concerné·es par l’oppression par rapport à la délégation de leur pouvoir d’agir à des représentant·es politiques et sociales, nous restons dans le champ de la « lutte non-violente ».

Gene Sharp regroupe en trois classes de lutte non-violente les 198 formes d’action directe identifiées. La protestation conteste ce qui est demandé ou décidé. L’interruption consiste à ne pas faire ce qui est demandé ou attendu. La perturbation fait ce qui est interdit ou inattendu. La grève appartient au second mode d’action directe non-violente. La désobéissance civile emprunte au troisième.

Le fil conducteur de la lutte non-violente est de résister à l’oppression par le refus de coopérer avec les dirigeant·es en place, quelle que soit la manière dont ils sont parvenu·es au pouvoir (élection, corruption, succession, coup d’État). L’enjeu est d’augmenter leur coût matériel et symbolique pour s’y maintenir. Tant sur le plan du système de récompense des subalternes (cadeaux aux partisan·es, punitions aux opposant·es) que sur celui de la légitimation de la domination politique (l’équilibre entre l’arbitraire de la servitude volontaire et sa raison d’être).

L’enjeu stratégique, pour les actrices et acteurs sociaux, est d’estimer la marge d’amélioration, par la voie réformiste, des institutions existantes par rapport aux inconnues d’un changement de régime par la voie révolutionnaire. Aujourd’hui, on est loin du compte: les risques de régression démocratique s’offrent comme une issue paresseuse au désespoir climatique, écho à l’extinction accélérée des espèces.

2. Présentation d’Extinction Rebellion (XR). Alors que s’effrite notre pays menacé par le carbo- et l’éco-fascismes, nous devons préparer la société belge à reprendre pacifiquement le pouvoir sur elle-même et à déconfiner la démocratie de l’oligarchie élue.

XR Belgium y travaille déjà.

–       12 octobre 2019, action directe non-violente « Royal Rebellion« : « Sire, Votre royaume brûle. Il n’y a pas de zone neutre sur une planète en feu ». La ville de Bruxelles réprime, par la violence politique et la brutalité policière, les assemblées populaires organisées dans une ambiance décontractée place Royale.

–       14 avril 2020, action directe non-violente « Tell The Complete Truth« : dans notre simulacre de discours (« Deep Fake« ) pour la Première ministre belge, elle fait le lien entre la crise sanitaire du Covid-19 et la catastrophe écologique et climatique. La cheffe du gouvernement national termine son vrai discours fictif par la convocation d’Assemblées citoyennes afin de répondre à l’urgence écologique et sociale.

–       27 juin 2020, action directe non-violente « Our Future, Our Choices« : point culminant de la vague d’affirmations civiques des alternatives au retour à l’anormal, une cérémonie publique, incluant nos allié·es activistes, inaugure la « Tour de la Résilience », sur le site précédemment connu sous le nom de « Tour des Finances ».

XR est le nouveau venu dans le camp de la contestation sociale. La Déclaration de rébellion du 31 octobre 2018 devant le parlement de Westminster signe l’acte de naissance de ce mouvement mondial d’insurrection pacifique de la vie quotidienne face à l’urgence climatique et écologique.

Dans nos pays riches, XR est le fer de lance du mouvement climat, ouvert à tou·tes les non-professionnel·les de l’activisme, trahi·es par les décisions de leurs élites politiques et sociales quant à leur devoir de protéger leurs justiciables des calamités sociales et environnementales imputables au capitalisme fossile.

Nos contrées cossues découvrent le prix caché de leur niveau de vie exorbitant. Le Sud Global n’a pas attendu XR pour subir la prédation coloniale et ses impacts écologiques et pleurer ses activistes mort·es en résistant à l’extractivisme capitaliste.

Le cœur de métier de XR est l’action directe: créer la situation qui permettra à chacun·e de libérer sa puissance d’agir en commun pour sauver le monde. Décoloniser nos imaginaires sidérés dans l’impuissance par leur mise en acte ici et maintenant.

XR privilégie la désobéissance civile, troisième catégorie de lutte non-violente selon Gene Sharp. Dans un contexte de rivalité des factions pour l’hégémonie culturelle, la désobéissance civile est une arme de distraction massive de l’ordre public: elle détourne les ressources d’attention nécessaires pour préserver la naturalité du consentement populaire.

Pour XR, l’enjeu est de sortir du déni collectif construit par les marchand·es de doute afin de couvrir l’impuissance apprise des politiques publiques. Les actions menées depuis 40 ans ne sont pas la hauteur de la catastrophe climatique et écologique.

XR met la désobéissance civile à la portée de tou·tes, dans son organisation effective, selon une logique d’expérimentation sociale et d’apprentissage politique (plutôt que d’en confier l’exclusivité aux avant-gardes professionnelles chargées d’éduquer les masses).

La stratégie d’action de XR comporte trois volets. A côté des résistances actives contre l’exploitation, l’oppression et l’appropriation des terrien·nes, et du développement d’alternatives résilientes pour reconstruire des territoires habitables, figure aussi la décolonisation de nos rapports au monde (cognitifs, émotifs, sensitifs et interactifs).

Enfin, notre « culture régénérative » (« Regen »: le prendre soin de soi-même, des autres et des relations intra- et inter-communautaires) est la composante Yin des luttes non-violentes, marquées du sceau Yang. Inspirée du « Travail qui relie » de Joanna Macy, « Regen » contribue à réparer le monde, les humains et les animaux mais s’exprime aussi dans la préfiguration concrète des autres mondes déjà possibles aujourd’hui.

3. Discussion critique. La non-violence fait l’objet de critiques parce qu’elle désarmerait la contestation sociale et se ferait la complice objective de l’État.

Pour XR, le choix de la non-violence est stratégique: les études de cas concluent qu’elle atteint deux fois plus souvent ses objectifs que la lutte armée. A côté des résultats empiriques, quelle justification systématique apporter à cette stratégie d’action directe, sans tomber dans l’apologie du pacifisme et l’accusation de fatalisme face à la catastrophe climatique et écologique?

3.1. La lutte non-violente est loin d’être un pacifisme. C’est pourtant l’accusation habituelle portée contre la désobéissance civile: elle serait à la fois socialement inefficace par rapport à l’objectif d’éradication de la domination et politiquement illégitime parce qu’elle opposerait le surcroît de moralité et de spiritualité des résistant·es à l’irréductible conflictualité politique.

La lutte non-violente neutraliserait tout rapport de forces et dépolémiserait la contestation sociale. Réduite à un pacifisme manifestant sous surveillance policière ou négociant sous contrainte administrative, la nonviolence cautionnerait la violence symbolique de l’État. Le « Black Bloc » en serait l’illustration paradoxale, en théâtralisant une violence réactionnelle et encourageant les bourgeois à se réfugier dans les bras paternalistes de la puissance publique.

Il est vrai que la domination politique et le capitalisme d’État détiennent le monopole de la violence légitime et définissent les frontières de notre résistance à l’oppression. La rhétorique médiatique des dominant·es est habile à naturaliser le débat idéologique et à déshumaniser les oppressé·es qui leur résistent.

Le libéralisme autoritaire est prompt à désigner les ennemis d’État pour étouffer la contestation sociale qui menacerait l’ordre public. Comment échapper à cette transposition dans la sphère civile des concepts identitaires et militaires (ami ou ennemi) tout en maintenant l’espace pour la conflictualité politique et sociale (partenaires et en même temps adversaires)?

3.2. La critique de la non-violence est le symptôme de la violence symbolique. Elle met en relief la colonisation de nos imaginaires personnels et politiques. Comment se désenvoûter de la sorcellerie capitaliste qui mutile nos capacités d’autodéfense?

Il me semble indispensable d’interroger notre rapport au monde et questionner la constitution fondamentale de notre expérience. Bref, il s’agit de faire le détour par le plan de l’ontologie comme pensée de l’être et de rendre justice aux pratiques qui manifestent sa présence.

Au dualisme moderne nature versus culture qui scelle la domination de l’homme sur ses réalités extérieure et intérieure, il importe de substituer la continuité du Vivant, expression de son unité dans sa diversité. C’est le sens du symbole qui réunit harmonieusement les contraires, à l’inverse du dualisme qui divise et aliène les opposé·es. Est Vivant ce qui tisse la vitalité de l’esprit et ce qui anime la corporéité. L’animisme est un animalisme.

Se hisser au niveau de l’ontologie relationnelle où la considération se porte sur la continuité du Vivant, dans ses interdépendances, ses vulnérabilités et ses complémentarités – plutôt que sur le dualisme qui divise, aliène et domine – fournit un fondement factuel à la notion de non-violence. Cette justification holistique surmonte le clivage stérile du biologisme et du machinisme, terreau du projet transhumaniste qui idolâtre le progrès technologique et sa promesse d’immortalité, affranchies de toutes les contraintes physiques de notre écoumène.

La prise de recul méthodologique éclaire les intuitions déjà au cœur des pratiques collectives. Les « Luddites » n’ont pas attendu les théories de l’écologie politique, de l’anthropologie culturelle ou de la géographie marxienne pour s’en prendre offensivement aux prédateurs de la vie quotidienne. Le « Luddisme » décrit comment les résistances des ouvrier·es contre l’exploitation de leur corps et l’aliénation de leur âme par la machine se sont traduites par la neutralisation et la mise en pièces de leur bourreau mécanique. Ces « briseurs de machine » sont l’expression du Vivant qui se défend. Ils enrichissent les armes de la contestation sociale.

Le recours au « vandalisme » et au « sabotage » contre les infrastructures qui portent atteinte au Vivant est prôné aujourd’hui par des activistes écosocialistes afin de déstabiliser les intérêts de classe prédominants. Selon la stratégie adoptée, cette « violence collective non armée » (Andreas Malm) s’exercerait de manière stylisée (« Black Bloc« ), clandestine (incendies d’antennes-relais GSM) ou revendiquée (« Valve Turners« , destruction de maïs transgénique).

Certes, l’État qualifierait de « casseur » ou de « terroriste » les auteurs·rices de ces atteintes délibérées à la propriété, matérielle ou intellectuelle. Au-delà des préférences stratégiques, comment justifier d’ajouter la dégradation et la destruction de biens et services inertes à l’arsenal de la lutte non-violente?

3.3. Exposer la violence du droit au droit de la non-violence. Mon intention est d’esquisser une justification systématique de la nonviolence comme principe politique d’organisation sociale. Quelle serait la raison d’être de la nonviolence, au-delà de l’absence de violence, c’est-à-dire du commandement moral de ne pas blesser ou tuer son prochain?

La nonviolence dans son concept, plutôt simplement que l’absence de violence (le fait de ne pas blesser autrui), est aussi le dépassement de tous les dualismes et aliénations. Si la non-violence est limitativement le refus de blesser autrui par l’abstention de lui faire du mal (la non-violence), la non-violence est aussi positivement un rapport de considération pour tout autre être vivant, à l’intérieur et à l’extérieur de soi-même (la non-dualité). La non-violence, c’est le visage politique du Vivant.

La désobéissance civile est une forme d’action directe qui met en relief la dissonance entre la légalité et la légitimité de l’ordre constitutionnel existant pour faire advenir, en la préfigurant ici et maintenant, une autre constitution du monde. La désobéissance civile exprime la constitution profonde (implicite et imaginaire) de notre monde pour transformer la constitution officielle (formelle et légale) de notre société.

La désobéissance civile permet de sortir du piège de la définition par le pouvoir de la violence légitime. La décolonisation des imaginaires libère un espace pratique pour la confrontation sociale sans passage à l’acte violent. La désobéissance civile manifeste le droit de la non-violence malgré la violence du droit.

XR met à la portée de chacun·e de nous l’arsenal des luttes non-violentes afin que s’organise notre société en accord avec le monde des vivant·es. Telle que les « Luddites » l’ont pratiquée, la non-violence peut justifier l’agir qui protège le Vivant contre les agressions dont il fait l’objet par l’humain aliéné.

Si l’action directe non-violente est l’autodéfense du Vivant et alors que s’effondrent les États capitalistes, les Constitutions terrestres, adoptées par des biorégions selon les principes anarchistes et les processus féministes, sont la garantie juridique de la paix et de la justice cosmopolitiques.

pour voir les références XR dans la Veille

Bienvenue

Hydre Mel, Joëlle, Josette, Jean-Michel, Jean-Philippe, Eric, Frédéric, Cédric, David, Paul, … (*)

L’Observatoire de l’Anthropocène est un outil de documentation et d’information sur des thématiques diverses (énergie, climat, ressources, risques systémiques, biodiversité,…) permettant une meilleure compréhension de notre époque et des contraintes qui pèsent sur l’avenir de nos sociétés.

Il est le fruit d’une accumulation sous des formes diverses de références de livres, vidéos, articles, documents, …

Accumuler, essayer de trier, partager le mieux possible sont les premiers objectifs de l’observatoire.

Relayer des points de vue, donner une tribune à des réflexions diverses et alimenter les débats font également partie du projet (page Blog).

Une veille documentaire est mise à jour régulièrement (lien vers la page Veille ).



L’Observatoire est soutenu par la

Documentation & Mode d’emploi Créer ses listes

Le compte bancaire de l’association de fait est :
Observatoire de l’Anthropocène
Numéro de compte : BE82 1030 7636 8168
BIC : NICA BE BB


Consolider nos phares et nos clochers

« Ce serait une consolation pour notre faiblesse et nos œuvres si toutes choses devaient périr aussi lentement qu’elles adviennent ; mais il est ainsi, la richesse est lente, et le chemin de la ruine est rapide. » Sénèque, Lettres à Lucilius, n. 91

Paul Blume

19 – 10 – 2020

Que l’on nous nomme collapsologues ou autrement, nous – femmes et hommes particulièrement attentifs aux signaux systémiques – sommes confrontés à une réalité qui dépasse l’appréciation inquiète que nous pouvions en avoir il y a cinq ans à peine. L’emballement tant redouté se matérialise sous nos yeux.

Le dessin de la courbe de Sénèque mise dans le contexte de l’avenir de notre société industrialisée alerte les sens ; se tenir tout en haut, au début de la forte décroissance de la courbe, est tout simplement effrayant.

L’accélération de l’effondrement est vertigineuse.

Rappelons que si des penseurs ont, il y a déjà très longtemps, évoqué les potentielles limites à toute forme de croissance dans un environnement fini, les premières modélisations modernes de ces contraintes systémiques sur les activités humaines n’ont été publiées que dans les années septante (réf : https://obsant.eu/le-rapport-meadows/). On n’y parlait pas encore du climat !

Les « trente glorieuses » étaient encore bien présentes dans la conscience collective.

Depuis, nous avons vécu des périodes de croissances économiques de plus en plus entachées par une croissance exponentielle des inégalités sociales mondiales.

Cela – pour une partie seulement de l’humanité – dans un confort certes disparate, en fonction de sa place dans l’ordre social, mais dans un cadre général où divers indices des Nations Unies se révélaient globalement de moins en moins négatifs, générations après générations.

Et voici qu’en l’espace de quelques années seulement, les vices cachés de notre ordre économique mondial dévoilent les uns après l’autre, l’ampleur de leur potentiel destructeur. (ref : article réservés aux abonnés – Le Monde)

Avec, au premier plan, une réalité extrêmement contraignante. L’environnement dans lequel nous vivons, nous est devenu globalement hostile.

Respirer, s’alimenter, s’abreuver, se soigner impliquent le plus souvent de recourir à des processus de contrôle de l’impact potentiel des résidus de nos processus industriels. Des baromètres, indices, campagnes d’information nous alertent sur nos façons de consommer biens et services.

Le temps de la recherche d’une relation équilibrée avec un environnement présupposé salvateur est révolu. Il y a sans doute, heureusement, encore moyen de favoriser des oasis de vie plus ou moins équilibrée, mais la prévalence des risques est incontestable.

Plusieurs aspects révélateurs de l’hostilité de notre environnement à nos façons d’exister se matérialisent très douloureusement, tels l’effondrement de la biodiversité, l’explosion de pollutions diverses, l’emballement du réchauffement climatique.

Sans oublier le tsunami social qui pointe son nez à l’occasion d’une seule pandémie, dont nous allons fêter cet hiver le premier anniversaire.

A l’évidence, le recours aux mirages d’un monde en croissance continue n’est plus de mise et nous ne sommes pas encore assez matures collectivement pour entrevoir une forme globale d’adaptation.

Le temps est venu, comme nous l’enseignent les épisodes sombres de notre histoire, de tester rapidement toute forme possible d’entraide et de solidarité.

Terminés les débats byzantins sur l’architecture du lieu, le bâtiment est en train de s’effondrer. Rien ne sert de râler sur les éventuelles incompétences du conseiller en prévention, il faut en sortir au plus vite. Utiliser les sorties de secours en l’état, en créer d’autres en urgence.

Faut-il pour autant oublier nos engagements humanistes ? L’équité sociale, l’égalité des genres, l’antiracisme, la solidarité, … ? Certainement pas. Mais la course au sauve-qui-peut est lancée.

C’est cela l’emballement. Les évènements se succèdent de plus en plus vite et ne suivent que leurs logiques propres. Le temps de l’analyse des risques potentiels est dépassé.

Nous allons inévitablement tâtonner longtemps encore. Heureusement, dans un monde où l’obscurantisme le plus crasse occulte les issues, l’élévation de balises, de repères, constitue un outil qui peut « sauver des vies ».

Ce rôle de phare dans la brume, de clocher dans le paysage vaut aussi bien pour notre santé mentale, que pour l’ensemble de nos activités.

En utilisant les outils les plus performants connus pour gérer les catastrophes – les sciences, l’expérience, la culture, l’humanisme, l’empathie, l’entraide, la solidarité – nous pouvons au moins rendre une cohérence à nos actes, un avenir à nos pensées.

Clôturons les recherches d’un seul chemin pour l’humanité. La globalisation de l’économie a, paradoxalement, fait éclater la notion d’avenir commun. Nos futurs se déclinent désormais au pluriel.

Pour les zones concernées par un dépérissement rapide des conditions agricoles, la recherche d’une réappropriation des sols pour leur redonner vie ne freine pas les départs massifs vers les villes, voire les pays ou continents moins impactés. Les formes d’adaptations locales cohabitent avec la fuite vers des zones moins hostiles.

Face à la disparition de plus en plus rapide d’emplois suffisamment rémunérateurs, des expérimentations sur les différentes formes de seuils de subsistance voient timidement le jour.

La création de seuils sociaux dignes de ce nom devrait intervenir rapidement, tant que nous en avons les moyens. Peu importe l’éventuelle diversités des formes. Du revenu universel à l’accès non monétarisé aux ressources essentielles, appliquons ces outils.

Et les impératifs économiques ? La sacro-sainte compétition ?

Pas mal d’idées circulent. Dont celle visant à la création de monnaies locales, régionales ou sectorielles. Monétariser différemment les parties salvatrices de l’économie pourrait donner un sérieux coup de pouce en différenciant les intérêts vitaux de la recherche du profit.

Vivre, par essence, c’est recourir à des ressources, dissiper de l’énergie pour traiter ces ressources et renvoyer dans l’environnement les résidus du processus.

Le temps est venu de privilégier ce qui est indispensable, de se débarrasser de ce qui est purement spéculatifs.

Nous continuerons à avoir besoin de roues, de grues, de livres. Les SUV, l’aviation de loisir, le réseau 5G sont à l’évidence des produits intéressants uniquement en terme de profit. Leurs couts environnementaux n’est plus assumable.

Vue depuis le confort dont bénéficie encore la majorité d’entre nous, l’analyse pourrait paraitre exagérée.

C’est oublier qu’en plus de ces constats, rien que pour contenir l’emballement climatique, nous devrions déjà réduire toute forme d’activités génératrices de gaz à effet de serre dans des proportions énormes. Il s’agit, ni plus ni moins, que d’un impact économique annuel supérieur à celui de l’actuelle pandémie …

Pour le dire autrement, non seulement nous devons parer les chocs en cours (chocs économiques, sociaux, sanitaires, environnementaux,…), mais sacrifier dans un même temps toutes les activités qui alimentent déjà aujourd’hui la puissance des catastrophes de demain.

Souvenons-nous, les conditions météorologiques actuelles sont l’expression de nos émissions des années 80-90. Et celles-ci ont crû de façon exponentielle depuis.

Et l’espoir ? Où est-il ? Comment gérer nos ascenseurs émotionnels ?

Sur ce plan également, les propositions « évidentes pour toutes et tous » n’ont plus cours. Méfions-nous des sciences occultes, des gourous plus ou moins bon marché, des idées toutes faites, des négationnismes et conspirationnismes.

Pour certaines et certains, ce sont les actes de solidarité qui apporteront de l’espoir. La fabrication en réseaux à bas couts de matériel médical. L’organisation de distributions alimentaires. L’entraide concrète et matérielle.

Pour d’autres, ce seront d’autres types d’activités favorisant le lien social. Culture, sport, …

La psychologie nous apprend que dans les phases du deuil, passées celles du déni, de la sidération et de la colère, les « possibles » reviennent.

Sur des bases nouvelles. Sans oublier le passé. Mais en envisageant les opportunités avec un regard rationnel. Et nouveau.

Pas les « possibles » chantés par les adeptes de comportements sectaires ou messianiques, mais des possibles – encore mal perceptibles aujourd’hui – réalisables en fonction des contraintes du réel (physiques, chimiques, biologiques, …).

Prôner l’entraide, la solidarité pour que soient testés dans l’urgence des chemins différents, tout en restant rationnel, peut paraître être contradictoire.

Sans doute. Mais, n’est-ce pas le propre de l’efficacité dans le cadre d’une catastrophe ?

On s’appuie sur ses connaissances, mais aussi sur l’appréciation rationnelle immédiate.

La porte de secours est condamnée ? Rien ne sert de s’apitoyer. Il faut en chercher une autre en se servant des balises et repères existants.


Collapsologie, les choses de la vie

Paul Blume

12 – 09 – 2020

Les passagers dorment. Dépassées la périphérie, la zone industrielle, l’insipide autoroute. La départementale serpente sous un soleil d’automne. La brume matinale se dissipe.

On accélère.

Il n’y a personne, le moteur conçu pour faire dix fois mieux ronronne de puissance.

On accélère.

Il ne peut y avoir d’obstacle. La douceur de l’imaginaire d’un monde infini, infiniment généreux, de l’invulnérabilité de la technologie, de la prodigalité de la nature ne laisse place à aucune ombre.

On accélère.

Que se taisent les oiseaux de mauvaise augure, les chantres de la prudence, les curés de la systémique. Rien ne nous est interdit.

On accélère.

Bien sûr, cela tangue un peu. A partir d’une certaine vitesse, on vole presque. On pense échapper aux contraintes de la physique mécanique. On quitte presque le sol en s’intégrant dans un ciel radieux.

On accélère.

On rêve. On rêvasse. On se rappelle que dans « Les choses de la vie » (réalisé par Claude Sautet en 1970), c’est Boby Lapointe qui conduisait la bétaillère. C’est dingue, c’est Boby Lapointe qui … « merde » la bétaillère ! L’obstacle !

Tout s’accélère.

Les neurones s’affolent, la tension monte, la concentration est à son paroxysme. L’imprévu. Ou ce que l’on n’a pas voulu prévoir…

L’obstacle, la bétaillère, le mur,… et ce sentiment que LE moment est venu. Adieu le soleil d’automne. Que restera-t-il de la puissante machine ? Comment s’en sortiront les passagers ? Que faire ?

Tout s’accélère.

Le ciel s’obscurcit, les orages pointent à l’horizon, les oiseaux se taisent, le futur ne sera plus ce qu’il était.

Tout s’accélère.

A l’évidence, il eu fallu freiner beaucoup plus tôt. Mais le pied est toujours sur l’accélérateur. Même extraordinairement rapides, les neurones ne peuvent « avoir eu » le bon réflexe. Le passé ne s’écrit pas.

Tout s’accélère.

En une fraction de seconde, l’analyse ! Vitesse, tenue de route, largeur disponible, où est le frein ?

Tout s’accélère.

Que restera-t-il de nos amours ? Des poèmes et chansons aimés ? Qui regardera les innombrables photos ? Angoisse.

Tout s’accélère.

On en est là.

A nous d’écrire la suite de l’histoire. Il nous faut choisir. Soit on accélère encore, soit on décélère le plus rapidement possible. Décélérer, freiner, piler, mais en aucun cas ré-accélérer.

Un choix binaire.

D’un côté, le suicide assumé. De toute façon on ne s’en sortira pas. Autant ne pas souffrir. Que s’enrichissent encore les plus riches. On verra ce qui restera.

De l’autre, la recherche d’un « sauve ce que l’on peut ». La compréhension du contexte.

A droite de la bétaillère, même à vitesse fortement réduite, aucune chance. Le mur de la ferme…

A gauche, le champ. Risques de tonneaux, si on arrive à éviter la bétaillère, qui, elle, avance de son pas d’obstacle inéluctable…

A l’échelle du temps de l’Anthropocène, l’étude des risques d’effondrement – ou collapsologie – ce sont ces milliardièmes de seconde qui font la différence.

La route est en partie luisante. Premières petites gelées au sol, ne pas bloquer les roues !

On en est là. Juste là. Rien ne sert de réécrire le passé. Les pensées philosophiques, économiques et politiques des années de folles croissances sont définitivement obsolètes.

Tout est à écrire ou réécrire. Y compris les éco-féminismes, éco-socialismes, éco-libéralismes, éco- quoi que ce soit.

L’obstacle est là. Partir à l’assaut du Palais d’hiver ne sert à rien. Formuler des propositions alléchantes dans un monde qui s’effondre, c’est accélérer «les choses de la vie ».

Même le volant ne répond plus comme prévu. La boîte de vitesse va-t-elle résister à si haut régime moteur ? Décélérer n’est pas facile avec le pied sur l’accélérateur…

Parmi les outils susceptibles d’aider : la compréhension du système, la surveillance continue des indices de risques, l’adaptation continue, la bienveillance, l’entraide.

Toute démarche qui n’intègre pas la priorité :
. à l’arrêt de la destruction de la biodiversité,
. à la réduction de la préemption des ressources,
. à la réduction du recours aux énergies fossiles,
. à la réduction des activités – de quelques ordres que ce soit – fortement émettrices de CO2,
accélère un processus mortifère.

Les adaptations de la conduite sont à inventer. Et à réinventer à chaque moment sur la route glissante des choses de la vie.

Il est plus que temps de s’y mettre.