Décoloniser le vivant sans écologiser le capitalisme

Mon argument. Dans quelle case de l’échiquier ranger Extinction Rebellion (XR), ce mouvement social qui perturbe le théâtre politique habituel et brouille les clivages idéologiques dominants ? Le lecteur trouvera ici une brève introduction à XR Belgium.

L’objectif stratégique d’XR est de répondre matériellement au déficit démocratique de nos sociétés. XR a vocation à être une alternative écologique à l’impasse réformiste et techno-solutionniste (dont les revendications de justice climatique sont le symptôme) pour préparer un changement pacifique de régime politique en prise avec le terrain physique des luttes pour le vivant.

Face à ce défi cosmique, il me semble que XR est aujourd’hui le meilleur agencement possible entre Greenpeace, Amish et Daesh. En tant que rejeton critique de la modernité tardive, XR innove sur le plan organisationnel : avant d’être une organisation, XR est un « organisateur » au sens du community organizing à l’américaine. XR se positionne comme un incubateur de mouvements et collectifs citoyens œuvrant pour leurs autonomies politiques.

La radicalité comme symptôme. Disruptif plutôt que constructif ? Performatif plutôt que déclaratif ? Non-violent plutôt qu’armé ? Révolutionnaire plutôt que réformiste ? Anarchiste social plutôt qu’étatiste national ? Par son côté imprévisible et inclassable, XR semble échapper aux catégories politiques conventionnelles.

L’establishment et son intelligentsia décrivent XR comme un mouvement radical et ils hésitent entre deux voies de neutralisation politique de leur adversaire polémique : la marginalisation (de la banalisation médiatique à la répression étatique) ou la cooptation (de l’instrumentalisation partisane à l’institutionnalisation corporative).

Aujourd’hui, personne ne peut conjurer ces risques de normalisation : nous sommes tou·tes parties prenantes du système toxique. En revanche, je peux tenter d’exposer comment XR intègre ces menaces dans son organisation plutôt que de cultiver la pureté moralisatrice.

J’admets que XR est un objet social déroutant : c’est le symptôme de notre positionnement en rupture par rapport au régime politique prédominant. Notre 3e demande est sans équivoque à cet égard : passer d’une représentation oligarchique à un gouvernement démocratique en substituant la sélection par tirage au sort des gouvernant·es à la sélection par élection des élites.

Priorité de l’ontologie sur l’idéologie. XR est politiquement radical au sens où nous contestons l’ordre social existant sans nous contenter, comme les libéraux, de l’améliorer. Il s’agit d’un choix méthodologique à visée pratique : XR se positionne comme une organisation pragmatique en réponse structurelle au problème global de société révélé par la catastrophe écologique et climatique.

Notre intransigeance est le résultat d’une option stratégique fondamentale : l’incompatibilité de XR avec le système institutionnel est a contrario l’illustration de la défaillance des politiques publiques menées jusqu’à présent et de l’épuisement d’un certain paradigme d’action collective.

Loin d’être une posture esthétique, le positionnement stratégique de XR privilégie l’ontologie (la manière de faire corps avec le monde) sur l’idéologie (souvent réduite à la désignation incantatoire d’un ennemi et à la dénonciation rhétorique des incohérences de la fausse conscience). Conformément à ce choix méthodologique, c’est l’épreuve des faits qui testera l’agilité de notre organisation. Notre parti-pris est pragmatique.

Notre organisation est conçue et déployée pour faire face au défi existentiel de notre planète habitée. L’agir humain a laissé une empreinte irréversible dans le sol et risque de détruire l’écoumène, l’ensemble des terres habitables. C’est la sixième extinction de masse.

Là réside peut-être la spécificité de XR : nous ne sommes pas simplement un mouvement climatique, porteur de revendications pour une justice sociale et environnementale, mais aussi et surtout des citoyen·es ordinaires, des non-professionnel·les de l’activisme, des volontaires qui se prennent en charge collectivement pour, ici et maintenant, redevenir actrices et acteurs de leur histoire.

Malgré l’extermination écologique massive en cours du fait de l’humain (l’Anthropocène désigne l’ère géologique caractérisée par l’empreinte matérielle irréversible de notre agir technique), la désolation émotionnelle et la terreur existentielle qui y font écho, XR nous ouvre l’espace d’agir en commun pour coconstruire l’espoir radical. Face à l’intoxication du monde, XR nourrit la reliance sociale, meilleur antidote pour sortir de l’impuissance et de l’isolement, et réinsuffle la joie de vivre sans occulter l’extinction.

C’est en ce sens que XR peut être décrit comme un mouvement radical nonviolent face au système toxique que nous avons chacun·e intériorisé –qu’il s’appelle capitalisme, patriarcat, croissance ou matérialisme, qu’il se reproduise par accumulation, domination, exploitation, aliénation ou consommation, ou que ses subalternes souffrent de sexisme, racisme, validisme ou spécisme.

Nos composantes organisationnelles ? Aucun modèle unique pour toutes les situations mais des ingrédients, inspirés de la modélisation des systèmes vivants complexes. Notre ambition est performative : « Nous sommes le vivant qui se défend ». Cette forme de biomimétisme encourage, par sa réflexivité en prise directe avec la terre, les apprentissages collectifs.

La finalité de cette organisation est double. A l’intérieur, constituer des collectivités économiquement résilientes, socialement inclusives et politiquement autonomes, en accord avec les contraintes physiques de leur sol. Construites par leur milieu, ces sociétés écologiques se dotent d’une Constitution terrestre, sujet collectif ouvert de chaque biorégion. Quelques exemples rêvés (Ecotopia) ou réels : Rojova, Chiapas, zone à défendre de Notre-Dame-Des-Landes, Cascadia.

A l’extérieur de ce municipalisme libertaire, son maillage en constellation d’actions directes mine, sature et sèvre les empires transnationaux et les réseaux suprarégionaux, selon une stratégie d’érosion et d’infiltration des institutions, pour brider la puissance publique au service de la décolonisation du vivant. Cette insurrection pacifique de la vie quotidienne adopte une diversité de tactiques d’actions directes et d’autodéfenses non-armées.

Devant l’effondrement inéluctable et imminent de nos sociétés, le principe de non-coopération avec notre système toxique marque la rupture avec les stratégies d’accompagnement prônées jusqu’à présent par les doctrines social-démocrates face à la restauration du pouvoir de classe capitaliste sous la bannière néolibérale – que ce soit dans la version extractiviste du capitalisme financiarisé ou dans son pendant disciplinaire de surveillance et de distraction de masse.

Quant au positionnement stratégique, nous sommes politiquement terre-à-terre : nous nous basons sur les faits, tels que validés par la méthode scientifique, plutôt que sur les croyances, issues de la révélation mystique. Nous faisons confiance à l’intelligence collective pour rechercher toute la vérité, telle qu’elle chemine depuis nos intuitions partagées et sédimentées dans le sens commun, et nous en faisons l’expérience par l’épreuve de la réalité.

Quant au mode d’action, chaque fois que c’est possible, nous exerçons nos responsabilités : nous faisons ce qui nous semble juste et à notre portée, sans déléguer notre pouvoir d’agir, ni attendre qu’une autorité pourvoie à nos besoins authentiques. Corollaire : nous ne négocions pas avec les institutions existantes et nous n’avons pas de solutions à proposer. Se compromettre est certes moralement hasardeux mais surtout c’est politiquement inefficace. L’enjeu est de changer le système, pas le climat.

Quant à la visée, il s’agit de ne pas nourrir le système existant – le priver de ses ressources d’acceptabilité sociale et d’effectivité politique –, même en s’y opposant, et aussi de développer des alternatives matérielles là où il est en défaut, selon une stratégie de substitution. Cette densification du futur fait advenir ici et maintenant le monde désiré.

Fragments idéologiques. Est-il possible de reformuler les principes politiques qui guideraient l’organisation de XR ?

Nous avons d’abord réhabilité le principe de non-coopération avec l’ordre social existant, principe au cœur des luttes nonviolentes. Nous lui avons ensuite imprimé un « tournant écologique » afin de répondre aux enjeux existentiels collectifs liés à la 6e extinction de masse des espèces, consécutive à l’agir humain dans l’ère industrielle.

Le principe-clef : la non-coopération avec le système toxique (« Que nourrir pour changer le monde sans prendre le pouvoir ? »).

Ce dernier peut ensuite se diviser en deux branches :

Vers une politique symbiotique ? La crise sanitaire renforce l’actualité de notre troisième demande. Pas sur le plan technique en rajoutant, une nouvelle fois, des gadgets participatifs et consultatifs au monopole décisionnel de l’oligarchie élue mais sur l’opportunité et la nécessité de changer de système de gouvernement et de nous affranchir du paternalisme politique.

Plutôt qu’une démonstration argumentée, je souhaite exemplifier cette vision non dualiste, symbiotique de la politique à partir de l’imaginaire de la philosophie animiste restauré par certaines pensées écoféministes. En termes conceptuels, la justesse de ce « matérialisme enrichi » s’étaye sur le primauté de la philosophie naturelle sur la philosophie morale. Dans le fil de la tradition herméneutique, de même que l’esprit souffle où il veut, le vivant est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part.

Depuis mars, notre civilisation est mise à l’arrêt par un micro-organisme. Nos machines volantes ont les ailes coupées et notre avidité de consommer ronge son frein. La moitié de l’humanité est sommée de revenir à l’essentiel. Une pause pour respirer avant de retourner à l’anormal ?

Notre système toxique profite de la crise sanitaire pour accélérer la régression démocratique : restreindre nos libertés sociales, surveiller nos comportements, renforcer l’atomisation individuelle et creuser la désolation émotionnelle par l’emprise totalitaire (bureaucratique, numérique et policière) sur nos vies. Marchands de doute, état d’urgence légal, capitalisme patriarcal, souffrance animale, racisme environnemental : la révolution conservatrice mobilise la stratégie du choc pour déployer son projet transhumaniste.

Et si nous retournions cette crise en son contraire pour en faire une opportunité de régénérescence politique ? Et si la distance physique créait l’espace pour la résistance civique ? Aujourd’hui nos sociétés sont à la croisée des chemins. Entre démocratie et barbarie, nous devons choisir notre destin. Sobriété partagée ou accumulation cuirassée : nous pouvons conduire notre déclin.

Telle est l’invitation cachée au cœur de ce qui a cloué au sol les fantasmes d’Icare. Revenir sur terre, retourner à nos besoins fondamentaux. A une lettre près, « coronavirus » est l’anagramme de « souverain c ». Synonyme de « citoyens-rois », coronavirus annonce-t-il l’avènement, le couronnement de l’intelligence collective distribuée ? Coronavirus nous invite à décoloniser nos imaginaires de la sorcellerie capitaliste et à refonder politiquement nos communs.

En alternative au « Green New Steal » de l’oligarchie fossile, développons le « Deep Green Dream » de la démocratie vivante. Premières étapes de ce processus constitutionnel : populariser les assemblées et nous rassembler en peuples. Notre système fait la guerre au vivant. Déclarons la trêve générale. Le maquis est l’expression politique du mycelium.

Boris Libois,

membre actif d’Extinction Rebellion Belgium.

pour voir les références XR dans la Veille : http://www.oaxr.eu/

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