Angus Peterson
deepltraduction JM & Josette – original paru dans Medium
La fin de la pensée critique et l’effondrement de la civilisation.
À une époque où la logique et l’esprit critique sont plus importants que jamais, la société évolue dans la direction opposée – vers la désinformation, le mysticisme et les régimes autoritaires. Le monde est plongé dans un état permanent de polycrise : instabilité économique, effondrement écologique, tensions géopolitiques et fracture sociétale. Au lieu d’affronter ces crises avec logique et des solutions fondées sur des preuves, de vastes pans de la population se replient sur la superstition et l’autoritarisme.
Il ne s’agit pas seulement d’un échec du raisonnement individuel, mais d’un effondrement systémique de la pensée critique. Le discours public a été détourné par les propagandistes, les chambres d’écho virtuelles et la banalisation de l’indignation. Les fausses informations se répandent à une vitesse inégalée, instrumentalisées par les outils mêmes qui étaient autrefois salués comme des sources de savoir. La civilisation n’est pas seulement mal préparée aux crises auxquelles elle est confrontée, elle sape activement toute tentative de les atténuer.
Les conséquences sont terribles. Alors que le climat se détériore, que les normes démocratiques s’érodent et que les inégalités économiques se creusent, les gens ont de plus en plus besoin de comprendre. Mais plutôt que de demander des comptes aux puissants, ils se tournent vers le mysticisme, les théories du complot et les hommes forts qui promettent le salut sans aucun effort. Il ne s’agit pas d’un hasard, mais du résultat prévisible d’un monde où l’éducation a été vidée de sa substance, où le tissu social s’effiloche et où l’écart de richesse s’est creusé à un point tel que la mobilité sociale n’est plus qu’une illusion.
Nous n’évoluons pas vers une société plus consciente, nous régressons. Carl Sagan nous a mis en garde il y a plusieurs décennies, prévoyant un monde où les gens, incapables de distinguer la vérité de la fiction, se tourneraient vers les démagogues et les charlatans. Cette prophétie n’est plus un avertissement, c’est notre réalité. Les conséquences ne seront pas seulement abstraites ; elles façonneront la qualité de vie des générations à venir.
Le mysticisme alimente la montée des leaders autoritaires
Alors que l’incertitude s’empare du monde, les gens recherchent des dirigeants qui offrent des certitudes, même si leurs déclarations sont fausses ou dangereuses. En période de crise prolongée, les gens se tournent vers la foi, qu’elle soit religieuse, conspirationniste ou politique. La polycrise a intensifié cet instinct, poussant les populations vers le mysticisme, l’irrationalité et, inévitablement, vers des dirigeants autoritaires qui promettent de rétablir l’ordre.
Le cerveau humain n’est pas adapté à un stress permanent. L’instabilité économique, les catastrophes climatiques et les troubles politiques créent un besoin psychologique de certitude. Mais le monde réel n’offre pas de telles réassurances. Le consensus scientifique met en garde contre l’aggravation de l’effondrement écologique, les données économiques montrent que les inégalités se creusent et les institutions mondiales s’efforcent de maintenir un certain ordre dans un chaos de plus en plus grand. Pour ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas affronter la complexité, la confiance en un dirigeant fort offre une alternative facile.
Historiquement, les crises engendrent des autocrates. Lorsque les gens se sentent impuissants, ils recherchent quelqu’un qui incarne la force – quelqu’un qui prétend avoir toutes les réponses, même si ces réponses sont des tissus de mensonges enveloppés de bravade. La montée des démagogues populistes dans le monde entier n’est pas une coïncidence ; elle résulte directement de la perte de confiance des populations dans leur capacité à créer le changement. En l’absence de solutions, elles se tournent vers des récits qui les déchargent de toute responsabilité.
Cette évolution n’est pas isolée. Elle reflète un rejet plus large de la rationalité. Partout dans le monde, l’anti-intellectualisme est en hausse. L’expertise est considérée comme de l’élitisme, l’éducation est sous-financée et la méthode scientifique est traitée comme une idéologie plutôt que comme une voie vers la vérité. Les théories du complot prospèrent dans cet environnement, se nourrissant de la même incertitude que la pensée rationnelle est censée combattre.
Freedom House (NDT: ONG financée par le gouvernement américain et basée à Washington, qui étudie l’étendue de la démocratie) fait état d’une expansion mondiale des régimes autoritaires, alimentée par la désillusion et la précarité économique. Les dirigeants qui, autrefois, auraient pu être soupçonnés d’abus de pouvoir agissent désormais en toute impunité, protégés par leur propre culte de la personnalité. Leurs sympathisants ne leur demandent pas de rendre des comptes, mais de les soulager du chaos de la réalité.
Le lien entre mysticisme et autocratie n’est ni nouveau ni propre à notre époque. Mais à l’ère de la polycrise, il s’accélère. Plus les choses vont mal, plus les gens cherchent à se réconforter dans des récits qui les protègent de la dure vérité. Et comme l’histoire l’a montré, lorsque la vérité devient gênante, ceux qui proposent des mensonges – aussi absurdes soient-ils – prospèrent.
Les algorithmes des médias sociaux tuent la pensée critique
Si le mysticisme et l’autoritarisme sont les symptômes, la technologie en est le moteur. L’internet, autrefois présenté comme un outil d’information et de partage des connaissances, est devenu un labyrinthe de manipulations algorithmiques, conçu non pas pour informer mais pour renforcer les préjugés.
Les médias sociaux, qui étaient autrefois un forum pour un discours ouvert, ont été détournés par des algorithmes qui maximisent l’engagement et donnent la priorité à l’indignation plutôt qu’à l’exactitude. L’objectif n’est pas d’éduquer mais de figer, en alimentant les utilisateurs d’une vague incessante de contenus qui amplifient leurs croyances existantes tout en les protégeant des perspectives contradictoires. Le résultat est une population qui n’est pas seulement mal informée, mais qui résiste activement à la réalité.
Cette tendance s’est aggravée avec les changements de politique délibérés des grandes plateformes. La récente décision de Meta d’éliminer les fact-checkers tiers de Facebook, Instagram et Threads sous prétexte de réduire les préjugés en est un exemple flagrant. Au lieu d’une vérification indépendante, la plateforme s’appuie désormais sur un système de « notes communautaires » – une approche empruntée à X (anciennement Twitter), qui s’est transformée en un terrain propice à la désinformation.
Mark Zuckerberg lui-même a reconnu le risque :
« La vérité, c’est qu’il s’agit d’un compromis. Cela signifie que nous allons détecter moins de mauvaises choses, mais nous allons également réduire le nombre de messages et de comptes de personnes innocentes que nous supprimons accidentellement ».
Il s’agit d’une distorsion grotesque des priorités. Il est bien plus dangereux de laisser la désinformation – en particulier les contenus racistes, misogynes et xénophobes – prospérer que de signaler occasionnellement un message innocent de manière erronée. C’est pourtant la nouvelle norme en matière de modération de contenu : un système qui privilégie la « neutralité » au détriment de la vérité, même lorsque cette neutralité implique d’autoriser des mensonges flagrants.
X est un exemple de ce qui se passe lorsque les garde-fous sont supprimés. Depuis la prise de contrôle par Elon Musk, la plateforme a sombré dans le chaos, où les extrémistes sont renforcés, où les idées complotistes fleurissent et où le journalisme légitime est noyé dans des récits fictifs. Les organes de presse qui s’appuyaient autrefois sur Twitter pour leurs reportages en temps réel l’ont largement abandonnée, tandis que la propagande et la pseudoscience prospèrent sous le couvert de la « liberté d’expression ».
Cette dégradation de l’intégrité de l’information survient à un moment particulièrement dangereux. L’élection présidentielle américaine de 2024 a été marquée par une forte augmentation de la désinformation et, à l’approche du second mandat de M. Trump, les enjeux n’ont fait que croître. L’affaiblissement systématique de la vérification des faits n’est pas une négligence de la part des entreprises – c’est une décision calculée qui profite aux autocrates qui s’appuient sur un public désorienté et mal informé.
Nous assistons à un démantèlement massif de la pensée critique. L’érosion de l’éducation publique a préparé le terrain, mais les médias sociaux ont fini le travail. Dans un monde où la vérité est facultative et les mensonges plus rentables, la réalité objective elle-même est en péril.
Pourquoi les gouvernements sanctionnent-ils l’activisme climatique ?
Alors que la crise climatique s’aggrave, les gouvernements et les entreprises ne réagissent pas par des actions urgentes, mais par la répression. Au lieu de s’attaquer aux menaces existentielles posées par le changement climatique, les détenteurs du pouvoir s’efforcent de réduire au silence ceux qui refusent de détourner le regard.
Dans le monde entier, les gouvernements renforcent les restrictions imposées aux manifestations. Au Royaume-Uni, de nouvelles lois accordent à la police le pouvoir d’arrêter les défenseurs du climat avant même qu’ils ne commencent à manifester. Aux États-Unis, des États dirigés par des républicains ont introduit des lois sur les « infrastructures critiques » qui font des manifestations à proximité des sites pétroliers et gaziers un délit. En Allemagne, les manifestants pour le climat risquent désormais des peines de prison. Plus la crise climatique se durcit, plus les gouvernements s’efforcent de réprimer ceux qui appellent au changement.
Ce retour de bâton n’est pas seulement une question de politique : il s’agit d’un mécanisme de défense psychologique à l’échelle de la société. La réalité de l’effondrement écologique est insupportable pour beaucoup. Pour reconnaître l’ampleur de la crise, il faudrait reconnaître non seulement les échecs des gouvernements, mais aussi la complicité personnelle de populations entières. Il est beaucoup plus facile de rejeter l’activisme climatique en le qualifiant de perturbateur ou de criminel que d’accepter que l’avenir qu’on leur avait promis n’existe plus.
Cette répression est une conséquence directe de l’abandon par la société de la pensée critique et de son virage vers le mysticisme et le négationnisme. Personne ne veut entendre que son mode de vie n’est pas viable. Au lieu de cela, les gens cherchent du réconfort dans une rhétorique teintée de spiritualité – des expressions telles que « ne faire qu’un avec la nature » ou « purifier l’âme » sont devenues des substituts commodes à un engagement réel face à la crise. L’essor de la « spiritualité de la catastrophe climatique » permet aux gens de faire face à la situation sans prendre de mesures significatives.
Et oui, les gens ont besoin de réconfort. Personne ne peut mener une bataille s’il est trop épuisé pour être opérationnel. Mais ce n’est pas une cure de jouvence pour la résistance – c’est de l’escapisme déguisé en sagesse. Il s’agit d’une capitulation délibérée, d’une psychose de masse dans laquelle le déni est transformé en illumination.
À mesure que le monde s’enfonce dans la catastrophe climatique, la répression des manifestations en faveur du climat ne fera que s’intensifier. Le message est clair : arrêtez de lutter, arrêtez d’alerter, arrêtez de nous rappeler ce que nous ne voulons pas savoir. Mais l’histoire montre qu’ignorer une crise ne la fait pas disparaître, mais la rend inévitable.
Le bilan – la mort de l’esprit critique
Nous vivons dans la dystopie dont Carl Sagan nous avait prévenus. L’effondrement de la pensée critique, l’adoption du mysticisme, la montée de l’autocratie et l’érosion délibérée de la vérité – tout cela a été prédit et tout cela est en train de se produire.
» J’ai le pressentiment d’une Amérique, au temps de mes enfants ou de mes petits-enfants, devenue une économie de services et d’information, où presque toutes les industries manufacturières auront été délocalisées dans d’autres pays, alors que d’impressionnantes puissances technologiques sont entre les mains d’un très petit nombre et que personne ne représentant l’intérêt public ne peut même comprendre les enjeux, lorsque les gens auront perdu la capacité de définir leurs propres programmes ou de questionner les autorités en connaissance de cause, lorsque, agrippés à nos cristaux et consultant nerveusement nos horoscopes, notre sens critique en déclin, incapables de distinguer ce qui est bon de ce qui est vrai, nous glisserons, presque sans nous en rendre compte, vers la superstition et l’obscurité…«
Ce temps est venu. Les États-Unis, et une grande partie du monde, sont devenus une société incapable de distinguer la réalité de la fiction, peu disposée à faire les sacrifices nécessaires pour atténuer une catastrophe imminente. Les systèmes d’éducation publique ont été vidés de leur substance, remplacés par l’endoctrinement idéologique et la manufacture de l’ignorance. Les plateformes numériques ont abandonné la vérité pour le profit, permettant ainsi à la désinformation de se développer de manière incontrôlée. L’écart de richesse a atteint des niveaux indécents, laissant des millions de personnes sans aucun moyen pour avoir accès à des informations dignes de confiance.
L’abrutissement de l’Amérique est particulièrement évident dans la lente dégradation du contenu substantiel dans les médias extrêmement influents, les extraits sonores de 30 secondes (aujourd’hui réduits à 10 secondes ou moins), les programmes au plus petit dénominateur commun, les présentations crédules sur la pseudoscience et la superstition, mais surtout dans une sorte de célébration de l’ignorance.
La célébration de l’ignorance est désormais une politique. Les manifestants pour le climat sont arrêtés. Les fact-checkers sont supprimés. Les algorithmes décident de ce que les gens regardent, et les démagogues dictent ce qu’ils croient. La polycrise s’accélère et, au lieu de la combattre par la rationalité, la société se réfugie dans la fiction et s’accroche à l’illusion du contrôle.
Cet effondrement n’est pas seulement environnemental ou économique, c’est l’effondrement de la vérité elle-même. Dans un monde noyé sous la désinformation, où la réalité est dictée par ceux qui détiennent le pouvoir, la question n’est plus de savoir si l’effondrement arrive, mais à quelle vitesse il va tout dévorer.
L’Observatoire traduit régulièrement des articles. Voici la liste : les traductions