Les systèmes éducatifs et leur sculpture de l’a-venir : Métamorphose ou Barbarie(s) ?

Laurent Lievens, sociologue, psychomotricien, ingénieur, chargé de cours Helha-CESA, UCLouvain (ESPO) et contributeur pour la Fondation Edgar Morin. Voir http://lievenslaurent.pbworks.com.

Article publié précédemment dans Centre avec

Notre thèse est simple et peut se résumer de la sorte : le modèle de développement que connaît notre société a engendré et répandu des manières d’habiter le monde qui tuent massivement le vivant et rendent la planète peu à peu inhabitable pour les humains. Sciant la branche sur laquelle nous sommes assis, cette mécanique barbare conduit nécessairement aux effondrements – actuels et futurs, écologiques, sociaux, économiques – qui s’amplifieront tant qu’une métamorphose radicale ne sera pas engagée. Pour permettre, soutenir et nourrir cette dernière, la mutation – et non pas une simple réforme – de l’ensemble des systèmes éducatifs est indispensable. Nous en proposerons ici une première trame.

Admettre ce que la science sait

Partons d’un fait central : l’écocide (du grec oîkos, « maison » et du latin caedere, « tuer »), c’est-à-dire la destruction de notre maison terrestre commune. Depuis seulement quelques décennies – tendanciellement quelques siècles, tout au plus –, une partie croissante des terriens est en train de rendre inhabitable la planète à laquelle elle appartient, par ses pratiques, ses outils, ses techniques, ses aspirations. Ce constat factuel s’appuie sur l’activité humaine la plus puissante permettant de comprendre le réel au départ d’observations, analyses et expériences : la recherche scientifique.

Et celle-ci converge sur les grandes tendances. Sur 9 limites planétaires étudiées[1], 6 sont déjà dépassées : le climat, la biodiversité, les cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, l’occupation des sols, l’utilisation mondiale de l’eau, la présence d’entités nouvelles (dont les plastiques) dans la biosphère. En 50 ans, les populations de vertébrés (poissons, oiseaux, mammifères, amphibiens et reptiles) ont diminué de presque 70 % sur la planète, essentiellement à cause des activités humaines. Nos forêts brûlent, nous passons de canicules et sécheresses en inondations, nos sols et nos eaux se stérilisent, les ressources alimentaires sont menacées, la fréquence des zoonoses explose, les écosystèmes s’effondrent. En 2017, 25 ans après un premier appel, quinze mille scientifiques de 184 pays publiaient un second manifeste alertant sur la trajectoire de collision de notre modèle sociétal avec le vivant si le business-as-usual était maintenu. L’ONU annonce entre 200 et 250 millions de réfugiés climatiques dans le monde d’ici moins de 30 ans[2]. Nous avons vécu la plus grande pandémie mondiale depuis celle de 1918, dont les causes sont intimement liées à l’écocide planétaire. Et nous pourrions noircir des pages ad nauseam en listant les constats et alertes scientifiques qui mettent en garde contre la Grande Accélération[3], et la destruction des conditions d’habitabilité de la planète.

crédit : Priscilla Gyamfi – Unsplash

L’écocide en cours est donc un fait documenté et validé, qui concernera à brève échéance tous les lieux et toutes les populations : par son ampleur, par sa complexité (chaque crise rétroagissant sur les autres de manière souvent imprévisible), par les inerties des systèmes terrestres et par l’extrême fragilité des sociétés humaines face à ces risques systémiques. Pour bien se représenter l’ordre de grandeur des bouleversements qui nous arrivent, songeons simplement à la difficulté sidérante lorsqu’il s’agit d’accueillir un nombre pour le moment dérisoire de réfugiés, ou encore au chaos engendré par la récente pandémie.

Si notamment des géologues s’orientent vers l’emploi du terme d’anthropocène – afin de signifier la force de ces processus à l’échelle du temps long – nous adopterons ici le terme de capitalocène. Celui-ci désigne en effet une des racines de cette mutilation, et évite surtout l’injustice d’envisager l’humanité comme un bloc monolithique. Le choix de ce terme ouvre également une porte de sortie : l’humain – anthropos – ne serait pas ontologiquement et irrévocablement coupable, mais bien un certain type de rapport au monde, situé historiquement, principalement initié en Occident et se diffusant, par la force autant que par la séduction, au reste du monde.

Ce modèle néolibéral – la version actuelle et toujours plus corrosive du capitalisme – donne lieu à une démesure extractiviste, productiviste et consumériste, un illimitisme forcené ainsi qu’une foi béate dans le techno-solutionnisme et le marché, censés résoudre tous les maux. Au cœur de ce modèle de société – cette Mégamachine[4] thermo-industrielle –, on retrouve notamment une pensée hors-sol, un réductionnisme maladif, une obsession du quantitatif et de la marchandisation du monde. C’est en quelque sorte l’application à toute la planète de la logique féroce du boutiquier et de son fétichisme de la marchandise.

Validé à différentes reprises par la suite, le rapport Meadows indiquait, il y a plus de 50 ans déjà, l’impossibilité du maintien de ce système, qui relève d’une dystopie – ni soutenable, ni souhaitable – vis-à-vis de laquelle nous avons à construire d’urgence des voies de sortie collectives, par d’autres récits du désirable, d’autres pratiques pour habiter le monde.

Si la tâche est titanesque, il n’y a pourtant aucune fatalité à la poursuite d’un modèle de société et de développement périmé. Et les progrès évidents qu’a permis ce modèle ne peuvent – par simple raisonnement logique – justifier sa poursuite dès lors qu’il détruit – avec une violence extrême – les conditions mêmes de l’existence.

Mettre à jour nos imaginaires

Voilà pour l’état des lieux. Alors qu’il semble démesuré par son échelle (tant mondiale que locale) et ses implications (changer ou périr), nous y voyons le point de départ essentiel à toute réflexion sérieuse, à toute proposition ajustée, à toute action intelligente. L’écocide nous plaçant de facto dans un tout autre cadre civilisationnel, qu’on le veuille ou pas, qu’on campe dans le déni ou pas. Mais le propre de la folie n’est-il pas de nier le réel ?

Allons plus loin : l’approche systémique[5] – essentielle en écologie scientifique par son intégration des liens d’interdépendance – nous enseigne l’importance du cadre dans lequel toute action prend place. Un geste ou une action prendront sens en fonction de la compréhension du « décor » dans, par et avec lequel ils interagiront. Par exemple, le même acte de pousser quelqu’un n’aura pas du tout la même signification si je suis sur un terrain de rugby, dans une compétition de boxe, dans la rue, sur un plateau de théâtre, dans un immeuble en feu.

Dès lors, la conscience affûtée de la situation d’écocide engendrée par la Mégamachine et de la nécessaire métamorphose pour tenter d’en sortir doit absolument devenir centrale : aucune politique publique, aucun traité international, aucune proposition économique, aucune réforme éducative ne peuvent dès à présent s’envisager hors de cet impératif catégorique kantien, sous peine de désuétude immédiate. Car, dotées d’une compréhension trop limitée (par inconscience, déni, obscurantisme, parcellisation des savoirs, pensée en silo, localisme, etc.), nos actions sont souvent – et malgré de bonnes intentions – mutilantes,pour reprendre l’analyse du philosophe et sociologue Edgar Morin.

Imaginons-nous le 15 avril 1912 sur le Titanic, nous avons déjà heurté l’iceberg, et nous continuerions de disserter sur la couleur des lambris du salon, la manière de mieux éclairer les couloirs, le choix d’une graisse plus économique pour la salle des machines, la date de la prochaine promotion, ou encore le menu du petit déjeuner. Si toutes ces questions sont intéressantes, voire nécessaires, les envisager sans d’abord et constamment tenir compte de la brèche dans la coque du navire indiquerait notre degré d’aveuglement ou de stupidité. Nous serions ridicules, désajustés, inconséquents et donc en quelque sorte criminels au regard de la gravité de la situation.

Voies de garage, non merci !

Nous sommes ainsi de toute évidence à un kairos : le temps du moment opportun, ce moment où, plongés dans une crise existentielle, une voie de sortie s’avère nécessaire. Deux écueils nous guettent cependant.

Le premier est de chercher sans fin à préciser les détails de cet écocide, à en mesurer toutes les dimensions, à attendre un ultime rapport du GIEC[6] ou de l’IPBES[7] – dont les prédictions sont chaque fois corrigées à la hausse[8] – avant d’opérer des changements. Le danger serait de raffiner notre tableau de bord d’indicateurs, en délaissant les leviers d’action réels. Car, si le travail de précision reste intéressant, l’écocide est déjà largement documenté et devrait nous donner – depuis un certain temps déjà – l’impulsion et le cadre pour tenter sérieusement autre chose. Nous avons amplement de quoi nous inciter à stopper le business-as-usual. Il s’agit maintenant d’enrayer la poursuite de la Mégamachine, d’employer toute notre attention et notre intelligence à quitter cette trajectoire. Ergoter sur les quelques incertitudes s’avère surtout une stratégie de statu-quo[9].

Pour reprendre l’exemple du Titanic, notre tactique actuelle s’apparente pour une partie d’entre nous – les autres n’ayant pas encore imaginé ou perçu l’état du réel – à compter sans cesse les passagers, à mesurer les réserves de charbon, à enquêter sur la taille de la voie d’eau, à calculer à la seconde près le moment où l’ensemble des cales seront inondées. À ce rythme-là, les canots ne sont pas mis à l’eau, les passagers restent dans l’ignorance et ne sont pas accompagnés, les secours extérieurs ne sont pas appelés, etc. Mais, comme dans le cas de cette catastrophe, la croyance en l’insubmersibilité du bateau constitue déjà un obstacle majeur.

Dans le contexte de l’écocide, les échelles de temps et les inerties (climatiques notamment) sont d’une ampleur telle que nous n’avons ni le luxe – ni même le besoin – d’attendre une certitude totale et détaillée avant d’agir avec détermination. Dans le film Don’t Look up, c’est la fameuse réplique du « on patiente et on avise » de la présidente après l’annonce par les scientifiques des conséquences de l’impact de la comète. Face au consensus scientifique déjà présent, cette stratégie de l’inaction (qui relève en réalité de la mauvaise foi) n’est plus acceptable.

Quitter le déni et admettre ce que la science sait nous inciterait par exemple à décréter une sorte d’état d’urgence écologique[10], à consacrer la majeure partie de nos ressources à la métamorphose, à soutenir et susciter toutes les expérimentations d’autres manières d’habiter le monde, à refonder totalement notre système d’éducation pour quitter la poursuite du business-as-usual.

Un deuxième risque – tragique également – est d’envisager la situation de manière parcellaire : il y aurait un problème climatique, un problème lié à l’eau potable, un problème de biodiversité, un souci de mobilité, un souci de logement, un problème alimentaire, etc. Le danger est alors de tenter d’apporter des solutions sectorielles – et essentiellement techniques – à chacun de ces problèmes. Le danger est d’opérer des changements à la marge, des changements dans le cadre actuel de la Mégamachine.

Une politique radicale de métamorphose

C’est face à ce deuxième risque qu’il faut être précis sur la notion de métamorphose. Nous savons qu’un système peut changer de deux manières. Soit via un changement de type 1 (chgmt1), soit via un changement de type 2 (chgmt2).

Le premier corrige un problème en modifiant des éléments à l’intérieur du cadre existant : par exemple, lorsqu’il fait froid, j’allume mon chauffage. Le deuxième modifie le cadre lui-même : il fait froid, et donc je déménage vers une région plus tempérée.

La transformation naturelle d’une chenille en papillon nous offre un exemple de ce changement de type 2 : un papillon n’est pas une chenille améliorée, qui aurait subi un ajustement. Il s’agit d’autre chose, d’une autre structure, d’un autre fonctionnement. On a changé de système. Et l’on n’obtiendra jamais un papillon en tentant d’améliorer ou d’ajuster une chenille.

Pour un chgmt2, une rupture est indispensable. Une métamorphose implique ce type de changement : quitter le cadre actuel et en bâtir collectivement un autre, tenant compte du réel et susceptible de permettre – pour reprendre le philosophe Paul Ricoeur – une vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes.

L’enjeu n’est ainsi pas de rendre durable, soutenable, éthique, numérique, certifié, notre modèle sociétal actuel, mais d’en sortir de toute urgence. Le changement est un changement de nature (faire tout autre chose, tout autrement) et non un changement de degré (faire un peu mieux, ou différemment, la même chose).

Ce que la théorie systémique indique également est que, face à l’évolution du contexte, un système insoutenable essaie tous les chgmt1 avant d’être contraint d’opérer un chgmt2. Tout système cherchera à éviter la métamorphose, à maintenir son homéostasie, à persévérer en l’état, quitte – dans le cas de la Mégamachine – à rendre la planète inhabitable, à détruire le vivant, à criminaliser les mouvements de contestation et d’exploration d’autres possibles – comme l’illustre l’actualité. La résistance au changement sera donc nécessairement au rendez-vous, il faut s’y préparer.

Dans nos pays, le cœur de cette métamorphose consisterait à réduire notre prédation sur le monde et le vivant. Il s’agit de s’organiser à l’échelle collective et politique pour diminuer drastiquement et de manière équitable les flux énergétiques et matériels, afin de revenir en deçà des limites planétaires. Une réelle politique de décroissance[11] donc, susceptible de décoloniser nos imaginaires et de remettre à la niche la sphère économico-financière. De gré ou de force, nous n’y couperons pas.

Faire mieux avec beaucoup moins[12], sans se laisser séduire par les chimères de la Mégamachine. Celle-ci brandit en effet une série de chgmt1 : croissance verte, découplage, développement durable, technologisme, colibrisme, colonisation d’autres planètes, etc. Si certains relèvent du simple greenwashing[13], d’autres s’avèrent utiles pour autant qu’ils s’inscrivent explicitement dans une visée de métamorphose. Car poursuivre l’actuel en le verdissant un peu nous maintient dans la même direction écocidaire. C’est un tout autre horizon qui est requis.

L’effet levier des systèmes éducatifs

Que le lecteur ne s’y trompe pas, tout ce qui vient d’être posé n’est pas un long détour un peu écolo ou catastrophiste vis-à-vis du sujet de ce dossier, mais bien la fondation même de toute politique éducative sérieuse pour la suite.

Étant inclus dans le système sociétal – lui-même inclus dans le système Terre – le système éducatif, comme toute institution et organisation, devra se métamorphoser. Mais par un effet de levier conséquent, il joue un rôle capital de formation par et pour cette métamorphose : en dotant les apprenants des clés de compréhension et d’action vis-à-vis du réel, en les outillant d’une pensée complexe et systémique, en leur fournissant un équilibre entre raison critique, raison instrumentale et sagesse, et en les armant intellectuellement afin de déconstruire les idéologies de la Mégamachine.

Se placer dans un cadre ajusté avec le réel impliquera d’intégrer – c’est-à-dire incorporer, digérer, métaboliser, avec la tête mais également avec le cœur et le corps – la situation d’écocide et ses effondrements, pour ensuite se doter d’une destination ajustée : la métamorphose.

C’est – d’abord ! – habités de cette lucidité et de cette clarté qu’il sera – ensuite – possible d’implémenter une stratégie de mise en œuvre concrète. D’expérience, nous savons qu’aucun espoir n’est durable s’il s’appuie sur un déni des faits ; la jeunesse actuelle s’y trompe d’ailleurs de moins en moins. La lucidité sera donc la première brique de toute réalisation, laquelle sera obligatoirement plurielle, située, contextualisée en fonction des situations de terrain, des contextes locaux, des enjeux territoriaux, des ressources disponibles. Elle sera nécessairement incrémentielle : le sommet de la montagne étant identifié, c’est pas à pas que nous l’atteindrons ensuite. Mais tant que l’on se fourvoiera sur l’emplacement du sommet – en entretenant de faux espoirs –, aucun de nos pas ne pourra nous y mener.

Comment implémenter cela dans le domaine de l’apprentissage ? Nous proposons[14] quatre axes transversaux pour structurer la totalité des lieux de transmission. Nous intitulons ces axes : terrestre, homo, sapiens, et faber. Tous les systèmes éducatifs contribueront à former ainsi des (a) terrestres (qui habitent la Terre autrement qu’en prédateurs, avec égards et conscience de leur interdépendance avec le vivant), du genre (b) homo (des humains faisant communautés politiques et poétiques, capables de relier leurs singularités culturelles), de l’espèce (c) sapiens (capables d’une pensée rationnelle et complexe, capables de relier les savoirs et de mobiliser de la sagesse), dotés de capacités de (d) faber (pouvoir se doter et utiliser des outils spécifiques, conviviaux au sens qu’en donne Ivan Illich, agir en situation, œuvrer et exercer ses métiers).

En tant qu’apprenant, par des contenus adaptés aux finalités de ma formation, je bénéficierai chaque année d’apports pour chacun de ces quatre axes, que je sois en 2ᵉ année de primaire, en rhéto, en ébénisterie, en graduat de comptabilité, en master de géographie, en certificat de puériculture, en bachelier de médecine.

Si l’écologue se pose la question « quelle planète laiss(er)ons-nous à nos enfants ? », le pédagogue[15] – celui qui accompagne l’autre sur le chemin de l’émancipation vis-à-vis des ignorances, incompétences, illusions, etc. – est pour sa part nécessairement habité par la question « quels enfants laiss(er)ons-nous à la planète ? ».

Nous pensons que ces deux questions structurantes sont désormais à relier dès lors que nous voudrions tenter une sortie de la barbarie présente et de ses amplifications futures. Dit autrement : tout pédagogue est appelé à se faire écologue – et vice-versa – afin de penser et (ré)inventer collectivement des espaces, structures, institutions, méthodes, connaissances et pratiques permettant d’habiter le monde sans le mutiler. Métamorphose ou barbarie(s) : l’enjeu est de taille, mais ré-ouvre la possibilité d’une vie bonne sur et avec notre planète.

NOTES :

  • [1] Lan Wang-Erlandsson, Arne Tobian, Ruud J. van der Ent et al., « A planetary boundary for green water », Nature Reviews Earth & Environment, n°3, 2022, pp. 380-392.
  • [2] « Climat : 250 millions de nouveaux déplacés d’ici à 2050, selon le HCR », 2008 (https://news.un.org).
  • [3] Will Steffen et al., « The trajectory of the Anthropocene : The Great Acceleration », The Anthropocene Review, 2(1), 2005, pp. 81-98.
  • [4] François Scheidler, La Fin de la mégamachine. Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement, Seuil, 2020.
  • [5] Jean-Jacques Wittezaele, Teresa Garcia-Rivera, A la recherche de l’école de Palo Alto, Seuil, 2006.
  • [6] Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est un organisme intergouvernemental chargé d’évaluer l’ampleur, les causes et les conséquences du changement climatique en cours (ndlr).
  • [7] La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services – IPBES) est un groupe international d’experts sur la biodiversité (ndlr).
  • [8] Simon Willcock, Gregory S. Cooper, John Addy et al., « Earlier collapse of Anthropocene ecosystems driven by multiple faster and noisier drivers », Nature Sustainability, 2023 (https://doi.org/10.1038/s41893-023-01157-x).
  • [9] Une étude de l’Université de Cambridge – intitulée Discourses of climate delay – a mis en évidence 12 excuses récurrentes brandies par les partisans du statu quo afin de retarder toute action sérieuse. Voir William F. Lamb et al., « Discourses of climate delay », Global Sustainability, vol. 3, e17, 2020.
  • [10] Cédric Chevalier, Thibault De La Motte, Déclarons l’état d’urgence écologique, Éditions Luc Pire, 2020.
  • [11] Laurent Lievens, Décroissance et néodécroissance. L’engagement militant pour sortir de l’économisme écocidaire, Presses universitaires de Louvain, 2022.
  • [12] Nous renvoyons notamment à toute la littérature issue du courant de la décroissance, l’un de seuls réellement sérieux face à ces questions. Voir notamment Serge Latouche, Paul Ariès, Timothee Parrique, Ivan Illich, Bernard Charbonneau, André Gorz, Jacques Ellul, Alain Gras, etc.
  • [13] En 2022, je démissionnais de mon poste d’enseignant à la Louvain School of Management pour alerter l’opinion publique. Cet acte de lanceur d’alerte s’est traduit dans deux lettres ouvertes (disponibles ici : https://blogs.mediapart.fr/laurent-lievens).
  • [14] Cela fera l’objet d’un ouvrage collectif prochain, qui abordera notamment le système d’enseignement supérieur au travers du cas emblématique de la science économique et de la gestion.[15] Philippe Godard, Pédagogie pour des temps difficiles – Cultiver des liens qui nous libèrent, Écosociété, 2021.

Vive la Récession ?

Paul Blume

Durant la législature du Parlement européen qui se termine, de la crise Covid à la guerre en Ukraine, sans oublier la gestion des aspects énergétiques, s’est confirmé un constat aujourd’hui sans appel : il n’y aura pas de découplage entre Produit Intérieur Brut (PIB) et écocide.

Progression du PIB mondial d’un coté, disparition du vivant, pollutions, dégradations de l’ensemble des conditions de vie sur terre en ce compris l’aspect climatique de l’autre, sont intimement liés (réf).

La récession est-elle inévitable ? Est-elle indispensable ?

Si, comme les soubresauts d’une agonisante, l’économie mondiale s’essaie encore aux investissements massifs dans les énergies fossiles, les résultats n’ont rien d’encourageant au regard des conséquences bien réelles et déjà ressenties de cette folle course vers l’effondrement.

Que l’on nomme l’indispensable ralentissement économique décroissance, sobriété ou récession, c’est bien d’une baisse des capacités humaines de destruction dont il est question. L’extrême urgence est dans le renversement de la courbe du PIB, de la courbe de la croissance.

La transition heureuse, elle, semble n’être qu’un mythe. Un récit inévitablement porteur de violences extrêmes.

Rien n’est pire que de promettre la lune. Si nous souhaitons reforger un consensus social minimum, partir de la réalité n’est-il pas incontournable ?

La promesse d’une transition énergétique, elle, s’envole.

Non seulement rien ne vient actuellement corroborer la possibilité d’une substitution globale des énergies fossiles par des alternatives non-émettrices de gaz à effet de serre, mais le doute s’installe de plus en plus quant à la possibilité même de réaliser une quelconque transition énergétique (réf).

Sans oublier que la finalité n’est pas l’économie, mais la Vie.

Garder le taux actuel de recours à quelque forme d’énergie que ce soit implique de continuer de produire, consommer, détruire, polluer… De mener la guerre contre le vivant.

La « bête » humaine devrait fortement et rapidement se replier dans un cadre économique et social compatible avec la perpétuation de l’ensemble des vivants, y compris non-humains. Sous peine d’une réelle disparition.

La question sociale, enjeu crucial.

L’inévitable contraction des activités humaines ne se fera, à l’évidence, pas sans douleur.

Certes, des utopies existent pour guider nos chemins vers des horizons les moins sombres possibles, mais éluder la question des impacts catastrophiques du partage d’un gâteau amoindri année après année serait incompréhensible.

C’est donc à tous les étages du scrutin de juin 2024 que nous devrons être attentifs aux propositions des programmes politiques en matière d’équité sociale.

Le consensus social actuel, né après la deuxième guerre mondiale, se fissure fortement. Ce débat doit être remis en haut des priorités. On ne gère pas les inégalités, la santé collective, l’accès aux ressources vitales de la même façon en temps de disette qu’en temps d’abondance.

Revenus de remplacement, retraites, sécurité sociale risquent de ne pas tenir le choc sans de profonds aménagements.

Écologistes, mutuellistes, syndicalistes, monde associatif et culturel, citoyennes et citoyens, nous avons tous un intérêt vital à exercer des pressions sur la confection des programmes politiques qui seront présentés à nos suffrages en juin 2024.

L’absence d’alternative unique, simple, agréable ne doit pas nous freiner. L’important réside dans la réouverture d’un débat public sur les finalités même de nos sociétés.

C’est de la multiplicité et de la variété des points de vue qui seront échangés que naîtront potentiellement nos nouvelles modalités de gestion des « communs ». Dans l’intérêt du plus grand nombre, en minimisant au maximum les risques vitaux. Sur une base commune la moins inéquitable possible.

Il nous reste un an pour influencer les dernières législatures avant l’année 2030. Cette année qui figure dans tellement de textes, de rapports, comme échéance indicative d’engagements à tenir. Une étape à ne pas rater.



Et si on mettait en pratique la #décroissance ?

Arnaud Diemer

Et si on mettait en pratique la #décroissance ? Que l’on soit pour ou contre la décroissance, il faut admettre que les idées portées par les décroissants questionnent les individus que nous sommes. Dans un paysage économique où le collectif et la coopération ne sont pas de mises, il est utile d’avoir un projet de société qui repose sur des valeurs fortes, qui recentre notre attention sur les humains et non sur les choses. Passé cet enthousiasme, il faut maintenant mettre en pratique la décroissance, proposer des scénarios réalistes en mobilisant toutes les idées qui ont germé dans l’imaginaire collectif (sobriété énergétique, production citoyenne d’énergie, low tech, agroécologie, AMAP, circuits courts, régime alimentaire végétarien, mobilité douce, monnaies locales, baisse du temps de travail, allongement de la durée de vie des produits…).

Pour être opérationnel dans un scénario de décroissance, ces différents leviers doivent être reliés entre eux (analyse systémique), rattachés à un objectif (réduire notre empreinte environnementale tout en garantissant un certain niveau de vie) et illustrés par des grands principes (coopération, réciprocité, proximité, résilience…).

La modélisation (notamment modulaires) peut apporter un regard intéressant sur les forces en mouvement, toutefois le niveau de complexité est tel qu’il faudrait des années pour embrasser une telle dynamique (on atteint ici les limites de la modélisation 🙂 ). Dès lors, la quête du Graal ne réside pas dans la production d’un modèle qui va tout résoudre mais bien dans le développement d’une logique collective.

Ainsi, la production d’énergie citoyenne (notamment via la création d’une structure qui canalise l’épargne d’un groupe d’individus) est une réponse qui s’inscrit totalement dans la décroissance. Cela permet de produire ce dont on a besoin et de garder la maîtrise de sa consommation. Cette forme de décentralisation de l’énergie a sa place dans le futur modèle énergétique français. On peut imaginer les bienfaits de nombreuses initiatives via des boucles causales (circuit court, compost des déchets alimentaires, réseau de chaleur…), et ce dans les dimensions environnementales, sociales ou économiques (sans oublier la culture et la gouvernance).

Ayant utilisé le modèle #iSDG pour cerner la dynamique qui s’installe entre différents modules (population, alimentation…), il est possible d’amender ce modèle afin d’intégrer tous les enjeux auxquels nous sommes confrontés. Il est ainsi possible de comprendre les tenants et aboutissants d’une politique de 0 terres artificialisées ou encore les questions posées à un programme d’alimentation territoriale.

Si l’on suit les préceptes de la décroissance, sa mise en pratique devrait passer par la mise en place d’assises citoyennes sur les grands enjeux de société, assises non décrétées par l’Etat mais bien par les citoyens… La décroissance redeviendrait ainsi ce qu’elle a toujours été, un programme politique 🙂



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« Papa, c’est quoi cette histoire de fin du monde ? »

Entre effondrement du vivant et effondrement possible de notre société… le mot plane comme une ombre au-dessus de notre époque.

Mais de quels effondrements s’agit-il ? Peut-on en parler aux enfants sans les angoisser ? Avec quels mots ? Et aussi, pourquoi certains boomers ont-ils tant de mal à comprendre ?

Mêlant arguments, expérience et affects, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle tissent une discussion à bâtons rompus entre générations avec pour horizon la préservation des liens.

Pablo Servigne et Gauthier Chapelle ont déjà coécrit L’Entraide, l’autre loi de la jungle (LLL, 2017 ; Babel 2019) et, avec Raphaël Stevens, Une autre fin du monde est possible (Seuil, 2018 ; Points, 2022). Pablo Servigne et Raphaël Stevens ont coécrit le best-seller Comment tout peut s’effondrer (Seuil, 2015 ; Points, 2021).


Laurent Lievens

À l’heure où les constats scientifiques s’accumulent depuis un demi-siècle (!) pour attester de ce que d’aucuns nomment un écocide en cours, l’échec du développement durable est patent : il ne produit qu’un aménagement marginal du système. Cet ouvrage aborde la décroissance, un des courants les plus avancés sur la question de la mutation sociétale. Lire la suite

À l’heure où les constats scientifiques s’accumulent depuis un demi-siècle (!) pour attester de ce que d’aucuns nomment un écocide en cours, l’échec du développement durable est patent : ontologiquement arrimé au maintien de l’illimitisme et de la croissance économique, pétri d’une foi technoscientifique et néolibérale, il ne produit qu’un aménagement marginal du système, n’en déplaise aux pratiques foisonnantes de greenwashing. Cet ouvrage aborde la décroissance, l’un des courants de pensée, d’action et d’expérimentation les plus avancés sur les questions de la mutation sociétale. Théorisée dès les années 1970 dans le sillage d’une pensée écologiste naissante et d’une critique fondamentale du modèle économique dominant, cette approche réaffirme depuis les années 2000 l’urgence de sortir du modèle de développement ccidental. Cheminant notamment avec la pensée d’Edgar Morin et de l’École de Palo Alto, l’ouvrage questionne d’abord le sens et la portée de la décroissance initiale pour analyser ensuite les singularités du courant contemporain. Loin de ne signifier qu’une croissance négative, la néodécroissance est une matrice de projets de sociétés articulant les dimensions écologistes, sociétalistes et subjectivistes. Sa radicalité salutaire sur le plan de la pensée nous aide à décoloniser les imaginaires et à déjouer les fausses pistes secrétées par un système sociétal en bout de course. L’immersion au sein de milieux militants vient également nourrir le propos par le vécu et l’analyse des raisons de s’engager : lutter avec force contre la destruction du vivant, agir sur le monde, se réaliser comme sujet… et créer d’autres possibles, soutenables et souhaitables, poétiques et pragmatiques.


Chaque jour, nous transgressons les limites planétaires et détruisons nos conditions d’existence sur Terre. La pandémie, comme les catastrophes climatiques, sont autant de coups de semonce de la menace qui plane sur notre espèce. Pourtant, face au désespoir ambiant, nous avons le droit de rêver à un futur joyeux, et surtout les moyens de le concrétiser. Avec un nouveau plafond écologique et un vrai plancher social, nous pourrons apprendre à vivre sans tout détruire.

De nombreuses propositions sont déjà sur la table comme le Green New Deal, les Nouveaux Jours Heureux, le Pacte pour la Vie, etc. Mais toutes se heurtent aux limites actuelles de la politique, rarement convaincue par leur faisabilité. Ce plaidoyer défend une autre alternative, le Pacte social-écologique, qui place l’autonomie au centre, tout en réintégrant les limites de la Biosphère. Rassemblant Citoyens, État et Nature, il décrit comment mettre en place concrètement ce nouvel horizon, à tous les niveaux, afin de faire face aux multiples bouleversements de nos sociétés modernes. Mobilisons-nous, Citoyen, Citoyenne, pour participer à cette grande aventure, le plus important défi à relever pour l’humanité!


Cédric Chevalier est ingénieur de gestion et fonctionnaire de l’environnement détaché comme conseiller de gouvernement. Essayiste, il est l’auteur de nombreuses cartes blanches, analyses et d’un premier essai intitulé Déclarons l’État d’Urgence écologique, coécrit avec Thibault de La Motte, sorti début 2020 aux Éditions Luc Pire. Il a également contribué à l’ouvrage collectif À l’origine de la catastrophe, paru chez Les Liens qui Libèrent en 2020, sous la direction de Pablo Servigne et Raphaël Stevens.


Avant-Propos de Sarah Zamoun, activiste au sein de Rise for Climate

Préface d’Esmeralda de Belgique, journaliste, auteure et activiste pour l’environnement et les droits humains

Postface de Charlotte Luyck, philosophe, spécialiste de l’écophilosophie


Loin d’être le remède miracle aux crises auxquelles nous faisons face, la croissance économique en est la cause première. Derrière ce phénomène mystérieux qui déchaine les passions, il y a tout un système économique qu’il est urgent de transformer.Dans cet essai d’économie accessible à tous, Timothée Parrique vient déconstruire l’une des plus grandes mythologies contemporaines : la poursuite de la croissance. Nous n’avons pas besoin de produire plus pour atténuer le changement climatique, éradiquer la pauvreté, réduire les…

Sortie le 16/09/2022


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Écosocialisme contre décroissance : un faux dilemme

Giacomo D’Alisa

Traduction – source : Ecosocialism versus degrowth: a false dilemma – février 2021

Les écosocialistes et les décroissants doivent cartographier les nombreux points communs entre leurs points de vue afin d’améliorer l’efficacité de leur lutte commune pour un monde écologiquement sain et socialement équitable, libéré de l’héritage patriarcal, racial et colonial.

Dans un article récent, Michael Löwy se demande si la gauche écologique doit adopter le « drapeau » écosocialiste ou celui de la décroissance, une préoccupation qui n’est pas totalement nouvelle. Löwy est un philosophe marxiste franco-brésilien et un éminent écosocialiste. Avec Joël Kovel, un sociologue et psychiatre américain, il a rédigé en 2001 le Manifeste écosocialiste international, document fondateur pour plusieurs organisations politiques dans le monde. Ainsi, entamer une discussion avec Löwy n’est pas un simple caprice académique, mais une exigence que se posent de nombreuses personnes politiquement engagées de la gauche écologique.

Récemment, les membres d’un groupe écosocialiste au sein de « Catalogne en commun », qui fait partie de Unidas Podemos (elle-même membre de la coalition de centre-gauche qui gouverne l’Espagne), m’ont invité à débattre de la fin du paradigme de la croissance économique. Cela laisse entendre que les écosocialistes s’intéressent à la vision et aux propositions de décroissance. D’autre part, au cours des conférences, des discours et des discussions auxquels j’ai participé, j’ai également constaté que les projets écosocialistes intriguent et inspirent de nombreux décroissants. En effet, les membres des deux groupements ont le sentiment d’être des mouvements frères. La réflexion qui suit est une première et humble contribution au rapprochement entre les deux.

Dans l’article cité ci-dessus, Löwy soutient une alliance entre les écosocialistes et les décroissants, et je ne peux qu’être d’accord avec cette conclusion. Cependant, avant de justifier cette tentative stratégique, il ressent le besoin d’expliquer pourquoi la décroissance montre des lacunes en tant que vision politique. Il ramène son évaluation critique à trois questions. Premièrement, Löwy soutient que la décroissance en tant que concept est insuffisante pour exprimer clairement un programme alternatif. Deuxièmement, les décroissants et leurs discours ne sont pas explicitement anticapitalistes. Enfin, pour lui, les décroissants ne sont pas capables de faire la distinction entre les activités qui doivent être réduites et celles qui peuvent continuer à prospérer.

Concernant la première critique, Löwy soutient que le mot « décroissance » n’est pas convaincant ; il ne traduit pas le projet progressif et émancipateur de transformation sociétale dont il fait partie ; cette remarque fait écho à un vieux débat non résolu pour beaucoup. Une discussion que Löwy devrait connaître, ainsi que celles qui ont suivi la dernière décennie de débat sur la décroissance. Une critique sophistiquée a mobilisé l’étude du linguiste cognitif et philosophe américain George Lakoff sur le cadrage. Kate Rowarth, par exemple, a suggéré aux décroissants d’apprendre de Lakoff que personne ne peut gagner une lutte politique ou une élection s’ils continuent à utiliser le cadre de leur adversaire ; et la décroissance a en elle-même sa vision antagonique : la croissance. Des économistes écologiques ont soutenu le même argument de manière plus articulée, suggérant que pour cette raison, la décroissance se retourne contre elle-même.

En 2015, mon compagnon intellectuel Giorgos Kallis, a quant à lui cité neuf raisons claires pour lesquelles la décroissance est un mot qui s’impose. Je voudrais y ajouter une raison supplémentaire. En observant les tendances de recherche sur Google, on constate qu’après dix ans, la décroissance continue à susciter plus d’intérêt dans le monde que l’écosocialisme. L’écosocialisme peut peut-être donner des résultats plus clairs en un coup d’œil. Néanmoins, cela ne signifie pas que la population sera immédiatement convaincue. En effet, le concept d’écosocialisme présente également des problèmes de cadrage similaires, voire pires, étant donné l’aversion post-soviétique pour le « socialisme », mais cela ne signifie pas que nous devons abandonner le terme. Le récent regain de popularité aux États-Unis du « socialisme démocratique » suggère que l’association négative d’un terme peut être surmontée.

Google trends of degrowth and ecosocialism. Source: Author’s elaboration.

Les écosocialistes, tout comme les décroissants, doivent continuer à expliquer le contenu réel de leur rêve politique car l’étiquette ne suffit pas à tout expliquer. Notre mission est inachevée ; il est vrai que dans certains contextes, l’écosocialisme aboutira à un message plus direct, mais dans d’autres, la décroissance pourrait se révéler plus convaincante. Pour la gauche écologique, plus de cadres pourraient être plus efficaces qu’un seul ; et, utiliser le plus approprié dans différents contextes et géographies est très probablement la meilleure stratégie.

Il convient de noter que ces différents cadres partagent des arguments et des stratégies de base. Permettez-moi donc de passer à la deuxième critique de Löwy, la prétendue divergence entre les écosocialistes et les décroissants à propos du capitalisme. Selon Löwy, les décroissants ne sont pas suffisamment ou explicitement anticapitalistes. Je ne peux pas nier que tous les décroissants ne se définissent pas comme des anticapitalistes et que pour certains d’entre eux, le fait de se déclarer en tant que tel n’est pas une priorité. Cependant, comme Kallis l’a déjà précisé, les spécialistes de la décroissance fondent de plus en plus leurs recherches et leurs politiques sur une critique des forces et des relations du capital. De plus, Dennis et Schmelzer ont montré que les décroissants partagent largement la conviction qu’une société décroissante est incompatible avec le capitalisme. Et Stefania Barca a expliqué comment l’articulation de la « décroissance et de la politique du travail vers une conscience de classe écologique » est la voie à suivre pour une société de décroissance écosocialiste.

À ces arguments, je voudrais ajouter une observation. Dans leur manifeste écosocialiste de 2001, Löwy et Kovel ont affirmé que pour résoudre le problème écologique, il est nécessaire de fixer des limites à l’accumulation. Ils poursuivent en précisant que cela n’est pas possible tant que le capitalisme continue de régner sur le monde. En effet, comme ils l’affirment, ainsi que d’autres écosocialistes éminents, le capitalisme doit croître ou mourir. Ce slogan efficace est probablement la phrase anticapitaliste la plus explicite écrite dans le manifeste écosocialiste, et je ne doute pas que la plupart des décroissants signeraient cette déclaration sans hésiter – d’autant plus en ces temps de pandémie, lorsque le système capitaliste existant semble être basé sur le slogan : nous (les capitalistes) croissons et vous mourez ! En effet, il est de plus en plus évident qu’au cours de cette pandémie l’inégalité n’a cessé de croître de façon spectaculaire. Si ces observations sont exactes, alors les décroissants et les écosocialistes sont plus d’accord que pas d’accord et, comme beaucoup d’autres dans le camp de la gauche écologique, ils partagent le même bon sens : un système écologique et social sain au-delà de la pandémie n’est pas compatible avec le capitalisme.

La dernière critique de Löwy est que les décroissants n’arrivent pas à faire la différence entre les caractéristiques quantitatives et qualitatives de la croissance. À première vue, cela semble un retour en arrière par rapport à la discussion animée des années 1980 sur la différence entre croissance et développement. Cependant, je suis sûr que Löwy et d’autres écosocialistes sont bien conscients de l’évaluation critique que de nombreux penseurs d’Amérique latine ont faite du développement et de son héritage colonial. Je vais donc interpréter cette critique en termes plus généraux : il est essentiel d’être sélectif en matière de croissance et de préciser les secteurs qui doivent croître et ceux qui doivent décroître ou même disparaître. Rien de nouveau sous le soleil, je pourrais dire. En 2012, alors qu’il développait des scénarios de croissance nulle pour faire face à la menace du changement climatique, Peter Victor a discuté du scénario de croissance sélective montrant ses effets modestes et à court terme pour atténuer le changement climatique. Dans son livre « Petit traité de la décroissance sereine », publié en 2007, Serge Latouche a fait valoir que la décision concernant la décroissance sélective ne peut être laissée aux forces du marché. Et Kallis a expliqué que la croissance est un processus complexe et intégré, et qu’il est donc erroné de penser en termes de ce qui doit augmenter et de ce qui doit diminuer.

C’est une erreur d’utiliser la décroissance comme synonyme de diminution (comme Timothée Parrique en a longuement parlé), et de penser que ce qui est considéré comme « bon » (hôpitaux, énergie renouvelable, vélos, etc.) doit augmenter sans limite comme le commande l’imaginaire de la croissance. Ceux qui perpétuent cette logique, comme semble le faire Löwy, restent dans le camp de la croissance. Ce faisant, Löwy n’a pas suivi sa suggestion d’accorder plus d’attention à une transformation qualitative.

Dans une société écosocialiste, orienter la production vers plus d’hôpitaux et de transports publics, comme le suggère Löwy, n’implique pas de surmonter la logique de croissance et ses difficultés. Une société de décroissance, avec un mode de vie plus sain et des soins plus écologiques, n’aurait probablement pas besoin d’autant d’hôpitaux supplémentaires. En effet, comme Luzzati et ses collègues l’ont constaté, l’augmentation du revenu par habitant est en corrélation significative avec l’augmentation de la morbidité et de la mortalité liées au cancer. Dans une société de décroissance, les gens prendraient beaucoup moins l’avion, ce qui pourrait contribuer à réduire la vitesse des contagions pandémiques. Les systèmes agro-écologiques empiéteront sur moins d’habitats ; ces deux changements qualitatifs dans l’organisation de la société pourraient réduire la nécessité d’augmenter le nombre d’unités de soins intensifs.

D’autre part, l’augmentation d’un nombre croissant de « bonnes choses », comme les vélos en ville, n’est pas entièrement positive : comme dans le cas d’Amsterdam, où les piétons ont ressenti un manque d’espace en raison du nombre considérable de vélos dans l’espace public, ou de la Chine, où des dizaines de milliers de vélos ont été jetés parce que la perspective de la croissance du vélo partagé dans les villes a entraîné des problèmes sociaux et écologiques, le conseiller municipal ayant décidé de plafonner la croissance du vélo et de réglementer les secteurs partagés. En résumé, l’idée d’une (dé)croissance sélective n’aide pas à désapprendre la logique de croissance qui persiste encore chez beaucoup dans le camp de la gauche écologique. Ce qu’il faut, en effet, c’est un changement qualitatif de notre esprit, de notre logique et de nos actes performatifs.

Écosocialistes et décroissants sont moins éloignés les uns des autres que ne le laisse entendre l’article de Löwy. Les deux visions avancent sur le même chemin, apprenant l’une de l’autre au passage. Discuter de certaines thèses ou politiques que l’un ou l’autre propose permettra d’améliorer et de clarifier leurs visions, et de les rendre moins discutables aux yeux des sceptiques et des indifférents. Un dialogue constructif nous aidera à faire en sorte que nos arguments et nos pratiques soient largement conformes au bon sens. Les écologistes de gauche n’ont pas à décider quel est le meilleur et le plus complet des discours entre l’écosocialisme et la décroissance. Ces visions, que j’ai essayé d’exposer ci-dessus, partagent en effet des arguments de base, et contribuent toutes deux à la construction d’un discours persuasif et d’actions performatives.

A bicycle graveyard in Wuhan in 2018. Photo: Wu Guoyong. Source: South China Morning Post

Au contraire, créer un faux dilemme n’est pas très utile pour nos luttes quotidiennes. En 2015, avec certains collègues, nous avons suggéré d’explorer la redondance de six cadres différents (croissance, organisations de mouvements communautaires durables, territorialisme, biens communs, résilience sociale et actions sociales directes) pour relancer des initiatives plus solides et plus complètes contre l’expansion continue du capitalisme et les injustices environnementales. Nous avons conclu que le fait de favoriser la redondance plus que la nuance devrait motiver les défenseurs de ces approches lorsque l’objectif général est de relancer efficacement des alternatives au capitalisme qui soient solides et moins aléatoires. En d’autres termes, nous demandons que l’on se concentre sur la consolidation de ce que toutes ces approches ont en commun plutôt que de se concentrer sur leurs divergences. Cette suggestion est également valable pour les écosocialistes et les décroissants.

Il est sans aucun doute crucial que les écosocialistes et les décroissants continuent à affiner leurs discours, leurs pratiques et leurs politiques pour avancer vers un monde écologiquement sain et socialement juste, libéré de l’héritage patriarcal, racial et colonial. Néanmoins, il est tout aussi important qu’ils cartographient les redondances de leurs points de vue pour améliorer l’efficacité de leur lutte commune à différentes échelles.

Giacomo D’Alisa est chercheur post-doctorat (FCT) au Centre d’études sociales de l’Université de Coimbra, au Portugal, où il fait partie du groupe de travail « Écologie et société ». D’Alisa est membre fondateur du collectif Recherche & Décroissance à Barcelone, en Espagne.