Climat, fin de partie ?

Cédric Chevalier

Reprise de l’article « Dire la vérité aux gens sur les risques existentiels qui pèsent sur l’humanité » paru sur le blog de Paul Jorion.

Nous voudrions vous relayer cet article paru dans PNAS, une prestigieuse revue scientifique américaine, ce 1er août 2022 : https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.2108146119

Sa liste de coauteurs ne laissera pas indifférents ceux qui suivent l’actualité climatique :
Luke Kemp, Joanna Depledge, Kristie L. Ebi, Goodwin Gibbins, Timothy A. Kohler, Johan Rockström, Marten Scheffer, Hans Joachim Schellnhuber, Will Steffen, Timothy M. Lenton.

Présentation de l’article :

Une gestion prudente des risques exige la prise en compte de scénarios allant du moins bon au pire. Or, dans le cas du changement climatique, ces futurs potentiels sont mal connus. Le changement climatique anthropique pourrait-il entraîner l’effondrement de la société mondiale, voire l’extinction de l’humanité ? À l’heure actuelle, il s’agit d’un sujet dangereusement sous-exploré.

Pourtant, il existe de nombreuses raisons de penser que le changement climatique pourrait entraîner une catastrophe mondiale. L’analyse des mécanismes à l’origine de ces conséquences extrêmes pourrait contribuer à galvaniser l’action, à améliorer la résilience et à informer les politiques, y compris les réponses d’urgence.

Nous exposons les connaissances actuelles sur la probabilité d’un changement climatique extrême, expliquons pourquoi il est vital de comprendre les cas les plus défavorables, exposons les raisons de s’inquiéter des résultats catastrophiques, définissons les termes clés et proposons un programme de recherche.

Le programme proposé couvre quatre questions principales :

1) Quel est le potentiel du changement climatique à provoquer des événements d’extinction massive ?
2) Quels sont les mécanismes qui pourraient entraîner une mortalité et une morbidité massives chez l’homme ?
3) Quelles sont les vulnérabilités des sociétés humaines aux cascades de risques déclenchées par le climat, comme les conflits, l’instabilité politique et les risques financiers systémiques ?
4) Comment ces multiples éléments de preuve – ainsi que d’autres dangers mondiaux – peuvent-ils être utilement synthétisés dans une « évaluation intégrée des catastrophes » ?

Il est temps pour la communauté scientifique de relever le défi d’une meilleure compréhension du changement climatique catastrophique.

Commentaires Cédric Chevalier

Il semble impératif de prendre conscience de la situation d’urgence écologique absolue, de la reconnaître publiquement et surtout de gouverner la société en conséquence. Cela nécessite d’inclure les risques existentiels parmi les scénarios pris en compte. Nous le martelons depuis notre carte blanche collective du 6 septembre 2018 et la pétition de 40.000 signatures qui a suivi, remise à la Chambre de la Belgique. Les scénarios « catastrophes » ne sont pas des « excentricités douteuses » auxquelles les décideurs et scientifiques sérieux ne devraient pas attacher d’importance mais, au contraire, le point de départ, la pierre de touche, à partir duquel on peut seulement paramétrer ses efforts politiques et scientifiques. Dans l’histoire de la Terre, il y a déjà eu des changements d’ampleur « catastrophique », et il peut encore s’en produire, au détriment de certaines espèces, dont la nôtre. Et il ne peut y avoir de politique que lorsque l’existence de la communauté humaine est préservée.

L’éventuelle faible probabilité (sous-estimée peut-être à tort) de certains de ces scénarios (probabilité qui augmente à mesure que dure l’inertie, étant donnée l’existence des effets de seuil), n’est jamais une excuse pour ne pas les traiter. A partir du moment où ces scénarios impliquent la perte d’un grand nombre de vies et d’autres éléments d’importance existentielle, même pour une probabilité infime, ils doivent être pris en compte. Quand le risque sur l’espèce humaine toute entière ne peut être écarté, on fait face à la catégorie la plus élevée des risques existentiels.

Cet article invite donc à se demander si une partie de la communauté scientifique, avec sa culture de prudence et de modération adoptée par crainte de perdre sa crédibilité, n’a pas produit une pensée, un langage, des travaux et une priorisation de la recherche qui nous ont rendu collectivement aveugles sur la réalité effective des risques existentiels.

« Pourquoi se concentrer sur un réchauffement inférieur et des analyses de risque simples ? L’une des raisons est le point de référence des objectifs internationaux : l’objectif de l’accord de Paris de limiter le réchauffement bien en dessous de 2 °C, avec une aspiration à 1,5 °C. Une autre raison est la culture de la science climatique qui consiste à « pécher par excès de prudence », à ne pas être alarmiste, ce qui peut être aggravé par les processus de consensus du GIEC. Les évaluations complexes des risques, bien que plus réalistes, sont également plus difficiles à réaliser.
Cette prudence est compréhensible, mais elle n’est pas adaptée aux risques et aux dommages potentiels posés par le changement climatique. Nous savons que l’augmentation de la température a des « queues de distribution de probabilités épaisses » : des résultats extrêmes à faible probabilité et à fort impact. Les dommages causés par le changement climatique seront probablement non linéaires et entraîneront une queue de distribution de probabilité encore plus épaisse. Les enjeux sont trop importants pour s’abstenir d’examiner des scénarios à fort impact et à faible probabilité. »

Préférant se situer, par ethos scientifique, en deçà du risque probable, alors que l’éthique intellectuelle préconisait de se situer au-delà du risque probable, au niveau du risque maximal. La modération est au cœur de l’ethos scientifique, mais l’éthique des risques existentiels exige une forme d’exagération vertueuse, comme méthode de gouvernement. Le scientifique doit rester modéré, mais l’intellectuel qui sommeille en lui doit sans aucun doute hurler l’urgence, sans attendre d’en avoir toutes les preuves. Et surtout, le politique doit gouverner en ayant le scénario du pire à l’esprit, en permanence.

C’était le message, malheureusement mal compris, du philosophe Hans Jonas dans son ouvrage majeur, « Le Principe Responsabilité », de considérer que la femme ou l’homme d’État devait gouverner selon une « heuristique de la peur », en considérant les plus grands risques existentiels. Avec pour maxime « d’agir de telle façon que nos actions soient compatibles avec la permanence d’une vie authentique sur la Terre ». Le philosophe Jean-Pierre Dupuy a complété cette réflexion par le « catastrophisme éclairé », nous invitant à considérer que « le pire est certain », à un iota près, ce qui justement permet d’agir collectivement pour l’éviter.

Ce Principe Responsabilité, contrairement aux critiques, n’a jamais été un principe irréaliste et paralysant, mais au contraire, un principe raisonnable et d’action. On peut même penser qu’il est le fondement de la relation de responsabilité qui existe entre un parent et un enfant, et entre un politicien et les citoyens.

On comprend que s’il avait été mis effectivement en œuvre, jamais l’humanité n’aurait libéré dans la biosphère autant de substances polluantes, en ce compris les gaz à effet de serre, à partir du moment où l’impact catastrophique potentiel fut jugé plausible. C’était il y a environ 50 ans déjà selon certaines archives déclassifiées de la présidence américaine de Jimmy Carter, notamment, où les mots « the Possibility of Catastrophic Climate Change » figurent.

C’est en partie ce qui autorise le philosophe Stephen Gardiner de parler d’une « perfect moral storm », et de corruption morale, lorsqu’on ne tire pas les conséquences de ce que l’on sait, car on ne veut pas le croire, en s’abritant derrière la « complexité du problème » :

« En conclusion, la présence du problème de la corruption morale révèle un autre sens dans lequel le changement climatique peut être une tempête morale parfaite. C’est que sa complexité peut s’avérer parfaitement commode pour nous, la génération actuelle, et en fait pour chaque génération qui nous succède. D’une part, elle fournit à chaque génération la justification qui lui permet de donner l’impression de prendre le problème au sérieux – en négociant des accords mondiaux timides et sans substance, par exemple, puis en les présentant comme de grandes réalisations – alors qu’en réalité, elle ne fait qu’exploiter sa position temporelle. Par ailleurs, tout cela peut se produire sans que la génération qui exploite n’ait à reconnaître que c’est elle qui le fait. En évitant un comportement trop ouvertement égoïste, une génération antérieure peut profiter de l’avenir en évitant de devoir l’admettre – que ce soit aux autres ou, ce qui est peut-être plus important, à elle-même. »

La critique adressée aux scientifiques du climat s’étend donc à l’entièreté des forces qui œuvrent pour défendre l’habitabilité de notre biosphère pour tous les êtres vivants. La modération et le refus d’évoquer publiquement les scénarios du pire dans le chef des activistes, des associations, des syndicats, des entreprises, des pouvoirs publics, des partis et des mandataires politiques est contraire au respect du Principe Responsabilité. A force de ne pas vouloir évoquer le pire, de ne pas vouloir « faire peur », il est impossible pour la population de comprendre l’enjeu existentiel, et on ne peut pas s’étonner ensuite que l’inertie demeure.

N’y a-t-il pas une forme de faillite morale, pour certains, à refuser de parler ouvertement, publiquement, de manière concrète, de la possibilité de ces scénarios catastrophiques ?

L’article fait cette analogie historique :

« Connaître les pires cas peut inciter à l’action, comme l’idée de « l’hiver nucléaire » en 1983 a galvanisé l’inquiétude du public et les efforts de désarmement nucléaire. L’exploration des risques graves et des scénarios de températures plus élevées pourrait cimenter un réengagement en faveur de la barrière de sécurité de 1,5 °C à 2 °C comme l’option « la moins rébarbative » ».


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