L’hyper-normalisation et le déni des effondrements sont au cœur de la condition humaine

Térence

Un article récent expose le concept « d’hyper-normalisation » et décrit un sentiment similaire à celui vécu par les soviétiques durant l’effondrement de l’URSS. « Les systèmes s’écroulent visiblement mais la vie continue. La dissonance est réelle. »
Systems are crumbling – but daily life continues. The dissonance is real | Well actually | The Guardian
“Ce que vous ressentez, c’est la déconnexion entre le fait de voir que les systèmes défaillent, que les choses ne fonctionnent pas… et pourtant que les institutions et les gens au pouvoir semblent l’ignorer et prétendent que tout va continuer à fonctionner comme avant.”


Il faut vraiment absolument bien le comprendre, c’est un fait majeur de la métaphysique et de l’ontologie (les deux disciplines qui constituent les fondations de toute la philosophie) :

L’inertie, l’adaptation inertielle et le déni de tout ce qui exige un changement sont au cœur de la condition humaine.

Comme l’Impermanence est le seul phénomène permanent dans l’Univers, c’est-à-dire LE phénomène universel principal (= le changement), c’est-à-dire le Réel lui-même (= le Réel = l’Impermanence universelle = le changement perpétuel), on peut simplifier ce constat en : 

Le déni est au cœur de la condition humaine. 

Le déni est probablement un avantage critique sélectionné par l’évolution.

Nous sommes dans le déni de tout ou presque :

  • – l’Absurde
  • – la Finitude (dont la Mort)
  • – le Tragique
  • – le Mal
  • – l’absence de deus ex machina
  • – la brièveté de la vie
  • – la Vie
  • – la Complexité
  • – le Déterminisme
  • – etc.

Ce déni existentiel fondamental est aussi un complexe (tissu) de récits culturels. La Culture (au sens le plus large = les sociétés et civilisations humaines et toute la Noosphère) est Le Grand Récit, l’Histoire que nous nous racontons à nous-mêmes, notre Cosmologie (nos cosmologies), et donc… nécessairement Le Grand Déni. La Culture est Le Grand Déni.

Revenons à l’empirique, au quotidien : chaque jour, partout, chez tout le monde, lorsque vous-même serez un peu plus lucide que d’habitude (un peu moins dans le déni, par exemple après une heure de méditation), vous observerez le déni omniprésent et éternel des Humains. 

C’est l’attitude, la pensée, la réaction, le discours, l’action par défaut des êtres humains.

Nier la réalité, la dénier, refuser de changer, conserver l’inertie, s’adapter en changeant le minimum, par incréments, tant qu’on n’atteint pas un seuil de rupture (ce qui explique la course à la guerre, le parcours criminel, la Shoah, l’acceptation de l’esclavage et la montée lente des dictatures, chaque petit pas est le résultat de l’antagonisme entre l’Impermanence et le volant inertiel humain).

Appliqué aux grands défis de l’Humanité, cela invite à une conclusion assez cynique que le réveil est souvent tardif, incomplet, brutal, insuffisant et susceptible d’inversion, quant au changement, il ne surviendrait que contraint et forcé.

Et que l’être humain préfère souvent mourir que changer.

Et qu’il peut s’adapter à tout en conservant précieusement son inertie et son déni (l’esclavage par exemple, car se révolter sera un changement trop important).

Et qu’il passe son temps à (se) raconter des histoires pour préserver son illusion d’agentivité. (on changera demain)

Franchement, quand on lit les récits de la Shoah où certains espèrent contre vents et marées, et quand on voit les Gazaouis s’adapter à tout ou presque ce que leur fait subir Israël… On se souvient que le déni, et l’hyper-normalisation, pourraient bien constituer un « avantage évolutif ». Un mécanisme de survie pour traverser les effondrements.

Nous caricaturons ici bien-sûr en proposant un idéal-type de ce phénomène du déni et de l’hyper-normalisation, mais nous pensons qu’il s’agit d’une meilleure approximation du Réel, de la condition humaine, que les autres explications. C’est la baseline. Et après on peut regarder comment en dévier, comment éviter de rester dans ce volant inertiel humain.

Évidemment, les Humains et l’Humanité changent (ils sont partie à l’Impermanence eux aussi !) et peuvent changer vertueusement, en conscience. Un travail sur la lucidité est (encore) possible !


Autres articles de Térence ici



« Limits to Growth » avait raison au sujet de l’effondrement

Andrew Curry

Traduction DeeplJosette – Article original paru le 20 mai 2025 sur The Next Wave

J’ai l’habitude de voir les écologistes et les futurologues parler des limites de la croissance (« The Limits to Growth »). Je suis moins habitué à voir des spécialistes de l’investissement mentionner des recherches liées aux limites de la croissance. C’est pourtant ce qu’a fait récemment Joachim Klement dans sa lettre d’information quotidienne.

Bien entendu, quiconque écrit sur les limites de la croissance doit d’abord procéder à toutes les vérifications d’usage. En effet, la combinaison des mots « limites » et « croissance » dans le titre a suscité un grand nombre de réactions critiques, allant de la déformation pure et simple de l’ouvrage à l’incompréhension du modèle de dynamique des systèmes qui le sous-tend.

(Photo: The Club of Rome)

(J’ai édité un numéro spécial du bulletin « Compass » de l’APF qui revenait sur « The Limits to Growth ». Un article d’Ugo Bardi entre dans les détails de l’histoire de l’assaut contre « The Limits to Growth » au moment de sa publication).

Le scénario standard

Klement présente les choses de la manière suivante :

« Voici ce que le modèle prévoyait réellement. Les scientifiques du MIT ont modélisé trois scénarios [en réalité 13, y compris ces trois-AC] : le statu quo (ce qu’on appelait alors le « scénario standard »), un monde technologiquement amélioré où le progrès technologique élimine la plupart des limites à la croissance, et un monde stabilisé où nos économies évoluent vers un modèle durable (c’est-à-dire non consommateur de ressources) d’ici la fin du siècle. »

Le problème du « scénario standard » est que ses résultats à 50-60 ans n’étaient pas très bons. Ils suggèrent que la production industrielle mondiale commencera à décliner au milieu des années 2020 (calendrier des vérifications) et que la population mondiale commencera à décliner au milieu des années 2030.

Dans les années 2010, Graham Turner a examiné le scénario standard à la lumière des données sur les taux de croissance, comme nous le rappelle Klement, et a constaté qu’il correspondait bien à la réalité. Gaya Herrington a mis à jour cette recherche au début des années 2020 – comme le montre mon article Just Two Things, dont le lien se trouve ici – et l’adéquation est restée bonne.

Recalibrage du modèle

Un autre groupe de scientifiques a repris le modèle original World3 et l’a recalibré par rapport aux données les mieux ajustées, ce qui a donné lieu à l’article de Klement. « Recalibration of limits to growth : An update of the World3 model » (Recalibrage des limites à la croissance : une mise à jour du modèle World3), par Nebel et al, est publié en libre accès dans le Journal of Industrial Ecology.

L’objectif de cette démarche – comme ils le disent dans leur résumé – est

« de mieux correspondre aux données empiriques sur le développement mondial. »

Pour s’en assurer, l’article détaille leur méthode et leur approche, et donne notamment accès aux scripts Python qu’ils ont utilisés et qui ont été mis en ligne sur Github. Comme ils l’expliquent :

« Étant donné que le modèle a été calibré avec les capacités limitées en termes de puissance de calcul et de traitement des données en 1972, il semble intéressant de savoir dans quelle mesure un recalibrage du modèle est possible et quels sont les effets d’un tel recalibrage. La situation des données s’est énormément améliorée depuis lors. »

Dépassement et effondrement

Cela signifie que le modèle recalibré reflète les meilleures données actuelles disponibles.

Klement explique cette approche de la manière suivante :

« Si le modèle recalibré s’écarte sensiblement des prévisions des années 1970, nous avons progressé. Et compte tenu de la précision du modèle original, nous pouvons également être rassurés sur le fait que les progrès réalisés sont vraisemblablement réels et que nous avons vraiment prolongé la croissance économique dans le futur. »

Et les résultats de ce recalibrage ? Ils ne sont pas bons. Voici un autre extrait du résumé de l’article :

« Ce jeu de paramètres amélioré aboutit à une simulation World3 qui présente le même mode de dépassement et d’effondrement au cours de la prochaine décennie que le scénario original « business as usual » de la simulation standard LtG. »

Baisse de la production industrielle

Il convient de préciser les dimensions de ce dépassement et de cet effondrement. Il se trouve que l’article de Joachim Klement et l’article original contiennent des graphiques très utiles. J’ai reproduit ici les versions de Klement parce qu’elles sont plus faciles à lire, mais les originaux peuvent être téléchargés à partir de l’article original.

Le premier graphique concerne la production industrielle, pour laquelle la version recalibrée suit l’original au centimètre près. Est-ce important ? Klement fait l’habituel clin d’œil au fait que nous vivons dans une économie beaucoup plus axée sur les services qu’à l’époque où l’équipe de Limits a réalisé l’étude originale.

(Source : Nebel et al, 2023, adapté par Klement)

Le pic de la production alimentaire

Je n’en suis pas totalement convaincu. Comme l’observe David Mindell dans The New Lunar Society (j’ai une critique en cours), la production industrielle a des effets multiplicateurs significatifs sur d’autres activités économiques, même si cela est largement négligé par les économistes [p. 33]. Le diagramme actualisé de la population suit également de près le déclin observé au milieu des années 2030 dans la projection du scénario de base de Limits.

En ce qui concerne la production alimentaire, elle

« semble également atteindre un pic à peu près maintenant, ce qui indique que malgré la croissance continue de la population mondiale, nous connaissons une baisse de la production alimentaire mondiale. »

Retarder le pic

Il est donc possible d’imaginer que l’une des raisons pour lesquelles la population commence à diminuer est qu’il n’y a pas assez de nourriture pour tout le monde. Il est également possible d’imaginer que le pic plus élevé et le dépassement plus rapide résultent de l’intensification de l’agriculture et de la production alimentaire, c’est-à-dire de l’application de la technologie. Comme l’un des auteurs de « Limits », Dennis Meadows, l’a toujours souligné lorsqu’on lui a posé la question, la technologie peut retarder un pic, mais le krach est plus dur lorsqu’il arrive.

(Source : Nebel et al, 2023, adapté par Klement)

Le troisième graphique concerne la « pollution persistante », qui est un raccourci de modélisation pour une série d’externalités, y compris les émissions de CO2. Ici, à première vue, nous avons battu le modèle : la « pollution persistante » est actuellement beaucoup plus faible que le modèle standard World3. Mais étant donné qu’elle grimpe beaucoup plus haut et qu’elle se maintient beaucoup plus longtemps, il semble en fait qu’avec de meilleures données, il s’avère que les effets initiaux étaient moins graves mais que les retards dans le système étaient beaucoup plus importants que ce que le modèle original supposait.

(Source : Nebel et al, 2023, adapté par Klement)

La descente à partir de maintenant

Le dernier graphique permet d’assembler quelque chose à partir des données, ce qui n’a pas été fait dans le travail original, « The Limits to Growth », car le concept n’avait pas encore été développé. Mais il est possible d’assembler un indice de développement humain à partir des données et de le comparer au modèle original et à la version révisée. Le résultat n’est pas très bon.

(Source : Nebel et al, 2023, adapté par Klement)

C’est sur ce dernier graphique que Klement est le plus pessimiste, et je pense qu’il a de bonnes raisons de l’être :

« Si [ce graphique] est vrai, il indique que la civilisation humaine a atteint son apogée aujourd’hui et qu’à partir de maintenant, nous allons régresser au niveau mondial en termes de développement humain et de qualité de vie. Alors que certains pays continueront à s’améliorer, d’autres pays et la planète dans son ensemble commenceront à régresser, pour finalement retomber, d’ici la fin du siècle, à des niveaux de développement humain et de qualité de vie similaires à ceux de 1900. »

Point de basculement

La conclusion générale des auteurs de l’article est la suivante :

« Les résultats du modèle indiquent clairement la fin imminente de la courbe de croissance exponentielle. La consommation excessive de ressources par l’industrie et l’agriculture industrielle pour nourrir une population mondiale croissante épuise les réserves au point que le système n’est plus viable. La pollution est à la traîne de la croissance industrielle et n’atteint son maximum qu’à la fin du siècle. Les pics sont suivis d’une forte diminution de plusieurs caractéristiques. »

Les auteurs notent également que ce sont les ressources, et non la « pollution », qui sont à l’origine de ce tournant :

« Cet effondrement interconnecté… qui se produira entre 2024 et 2030 est dû à l’épuisement des ressources, et non à la pollution. »

Ils émettent également une mise en garde intéressante. En effet, le modèle World3 fonctionne grâce à un ensemble de connexions qui existent dans un environnement de croissance. Dans un environnement en déclin, elles sont susceptibles de se reconfigurer de différentes manières. Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas de déclin, mais que les lignes actuelles du modèle qui le décrivent ne suivront peut-être pas tout à fait les mêmes schémas.

Une dernière remarque de ma part. Les économistes sont surexcités lorsque quelqu’un mentionne la « décroissance », et des compagnons de route tels que l’Institut Tony Blair traitent la politique climatique comme s’il s’agissait d’une sorte de discussion politique typique des années 1990. Le fait est que nous allons connaître la décroissance, que nous pensions ou non que c’est une bonne idée. Les données dont il est question ici concernent en fait le point de basculement à la fin d’une courbe exponentielle de 200 à 250 ans, du moins dans les régions les plus riches du monde. La seule question est de savoir si nous gérons la décroissance ou si nous la laissons arriver. Cette question n’est pas neutre. Je ne sais pas laquelle des deux options est la pire.

Une version de cet article a également été publiée sur ma lettre d’information Just Two Things.



Limits to Growth was right about collapse

Andrew Curry

Republication de l’article paru le 20 mai 2025 sur The Next Wave

I’m used to environmentalists and futurists writing about The Limits to Growth. I’m less used to seeing investment writers mention research that’s linked to The Limits of Growth. But that’s what Joachim Klement did in his daily newsletter recently.

Of course, anyone who writes about Limits of Growth has to do all the usual disclaimers first. This is because the combination of the words “limits” and “growth” in the title produced a lot of critical responses, on a range from straight-up hatchet jobs which misrepresented the book, to people who didn’t appear to understand the systems dynamics model that sat behind it.

(Photo: The Club of Rome)

(I edited a special edition of the APF newsletter Compass that looked back at Limits to Growth. There’s an article in there by Ugo Bardi that goes into the detail of the history of the assault on Limits when it was published.)

Standard run

Klement puts it this way:

Here is what the model actually predicted. The scientists at the MIT modelled three scenarios [actually 13, including these three–AC]: business as usual (what was then called ‘standard run’), a technologically enhanced world where technological progress eliminates most limits to growth, and a stabilised world where our economies shift to a sustainable (i.e. non-resource consuming) model by the turn of the century.

The trouble with the ‘standard run’ is that its 50-60 year outcomes weren’t that good. They suggest that global industrial output will start to decline in the mid-2020s (checks calendar), and that global population will start to decline in the mid-2030s.

In the 2010s, Graham Turner looked at the standard run against out-turn data, as Klement reminds us, and found it a good fit. Gaya Herrington updated this research in the early 202s—as per my Just Two Things piece linked here—and it was a still a good fit.

Recalibrating the model

Now another group of scientists have gone back to the original World3 model and recalibrated it against the best fit data, which is what has prompted Klement’s article. ‘Recalibration of limits to growth: An update of the World3 model’, by Nebel et al, is published open access in the Journal of Industrial Ecology.

The point of doing this is—as they say in their abstract—is

to better match empirical data on world development.

For assurance, the article goes into detail about their method and their approach, including access to the Python scripts they have used, which have been posted on Github. As they explain:

Since the model was calibrated with the limited capabilities in terms of computing power and data processing in 1972, it seems interesting to what extent a recalibration of the model is possible and what are the effects of such a recalibration. The data situation has improved enormously since then.

Overshoot and collapse

What this means is that the recalibrated model reflects the best available current data.

Klement explains the approach this way:

If the recalibrated model deviates significantly from the forecasts of the 1970s, we have made progress. And given the accuracy of the original model, we can also take some comfort that any progress we made is likely to be real and we have truly extended economic growth further into the future.

And the outcomes of this recalibration? Well, they’re not good. Again from the abstract to the article:

This improved parameter set results in a World3 simulation that shows the same overshoot and collapse mode in the coming decade as the original business as usual scenario of the LtG standard run. [My emphasis]

Industrial production decline

It is worth spelling out the dimensions of this overshoot and collapse. As it happens, there are some handy charts both in Joachim Klement’s article and in the original paper. I’ve reproduced Klement’s versions here because they are easier to read, but the originals are downloadable from the original article.

The first chart is for industrial production, where the recalibrated version tracks the original to the centimetre, pretty much. Does this matter? Klement does the usual wave towards the fact that we live in a much more services-based economy than we did even when the Limits team did the original study.

(Source: Nebel et al, 2023, adapted Klement)

Peaking food production

I’m not completely convinced of this. As David Mindell observes in The New Lunar Society (I have a review in the works), industrial production has significant multiplier effects on other economic activity, even if this is largely overlooked by economics [p33]. The updated population diagram also follows closely the decline in the mid-2030s that is seen in the Limits base case projection.

On food production, it

also seems to be peaking right about now indicating that despite continuous growth in the global population, we are experiencing declining global food production.

Delaying the peak

So it’s possible to imagine that one of the reasons why population starts to decline is because there isn’t enough food to go around. It’s also possible to imagine that the higher peak, and faster overshoot, is a result of the intensification of agriculture and food production, which is about the application of technology. As one of the Limits’ authors, Dennis Meadows, always insisted when asked, technology can delay a peak, but the crash comes harder when it comes.

(Source: Nebel et al, 2023, adapted Klement)

The third chart here is for ‘persistent pollution’, which is a modelling shorthand for a range of externalities including CO2 emissions. Here, on the face of it, we have beaten the model: ‘persistent pollution’ is currently much lower than the World3 standard run. But given that it climbs much higher, and hangs around for much longer, it actually just seems that with better data it turns out that initial effects were less severe but the delays in the system were much greater than the original model assumed.

(Source: Nebel et al, 2023, adapted Klement)

Downhill from here

The last chart assembles something from the data that wasn’t done in the original Limits to Growth work because the concept hadn’t been developed. But it is possible to assemble a Human Development Index from the data, and reference it against the original model and the revised version. It doesn’t come out well.

(Source: Nebel et al, 2023, adapted Klement)

On this last chart, Klement is most depressed, and I think with good reason:

If [this chart] is true, it says that today is peak human civilisation, from now on we are going backward on a global level in terms of human development and quality of life, While some countries will continue to improve, other countries and the planet as a whole will start to go backward, ultimately dropping back to similar levels of human development and quality of life as in 1900 by the end of this century.

Tipping point

The overall conclusion by the article’s authors is:

[T]he model results clearly indicate the imminent end of the exponential growth curve. The excessive consumption of resources by industry and industrial agriculture to feed a growing world population is depleting reserves to the point where the system is no longer sustainable. Pollution lags behind industrial growth and does not peak until the end of the century. Peaks are followed by sharp declines in several characteristics.

They also note that the cause of this turning point is resources, not ‘pollution’:

This interconnected collapse… occurring between 2024 and 2030 is caused by resource depletion, not pollution.

They also have an interesting caveat. This is that the way the World3 model works is a through a set of connections that exist within an environment of growth. In an environment of decline, they are likely to reconfigure themselves in different ways. That doesn’t mean that there won’t be a decline—just that the current lines in the model that describe it may not follow quite the same patterns.

But one final note from me. Economists get over-excited when anyone mentions ‘degrowth’, and fellow-travellers such as the Tony Blair Institute treat climate policy as if it is some kind of typical 1990s political discussion. The point is that we’re going to get degrowth whether we think it’s a good idea or not. The data here is, in effect, about the tipping point at the end of a 200-to-250-year exponential curve, at least in the richer parts of the world. The only question is whether we manage degrowth or just let it happen to us. This isn’t a neutral question. I know which one of these is worse.

A version of this article was also published on my Just Two Things Newsletter.



3ieme guerre mondiale ?


Et si la troisième guerre mondiale avait déjà commencé ?. Au travers de cette hypothèse, Albin Wagener – Professeur d’université en Sciences du langage et Sciences de l’information et de la communication – évoque l’étrange période dystopique que nous vivons en ce premier quart du 21ième siècle. Sommes-nous déjà en guerre mondiale ?
Bonne lecture. ObsAnt

Reprise – texte publié le 3 février ici


Et si la troisième guerre mondiale avait déjà commencé ?

Albin Wagener (*)

A première vue, vous pourrez probablement penser que l’auteur de ces lignes est soit en train de traverser un épisode de déprime passagère nourri par un doomscrolling trop intensif, soit qu’il s’aventure bien loin de ses terrains d’expertise habituels. Les deux seraient inquiétants, cela va sans dire.

Pourtant, je souhaite que nous considérions un instant cette hypothèse, mais en oubliant ce que signifient pour nous les première et deuxième guerres mondiales. En d’autres termes, il s’agit d’ôter non seulement le prisme occidentalo-centré qui nous a permis de raconter les deux premières, et également de ne pas lire la situation du vingt-et-unième siècle avec la grille de lecture du vingtième – erreur hélas trop commode pour bon nombre de sujets. En effet, nous avons changé de siècle, et le siècle dans lequel nous nous trouvons voit une explosion de concepts le qualifier : anthropocène, accélérationisme, disruption digitale, ensauvagement, techno-fascisme… autant de termes qui redéfinissent un siècle, avec une vision générale peu optimiste.

Les différentes excroissances de nos sociétés, qui polluent d’une manière ou d’une autre notre rapport aux autres, aux médias, au système social et économique, ou tout simplement à nous-mêmes, semblent en réalité montrer qu’une guerre d’un tout nouveau genre a éclaté il y a quelques années déjà, et que nous n’en avons pas encore conscience – tout simplement parce que le théâtre des opérations n’a rien à voir avec les références atroces héritées du siècle dernier.

Source : https://cheezburger.com/9421135872/yeah-so-helpful

Le retournement récent des géants de la tech de la Silicon Valley, au moment où Donald Trump accédait à nouveau au pouvoir le 20 janvier 2025, constitue l’un des indices les plus importants. En effet, au moment même où le binôme de choc Trump/Musk accédait aux affaires de la première puissance mondiale, tels des Minus et Cortex sous acide et avec les codes de la valise nucléaire, Jeff Bezos et Mark Zuckerberg abandonnaient sans vergogne leur politique de diversité. Une manière éclatant de montrer que, depuis le début, les grands patrons de la tech n’ont soutenu les mouvements #BlackLivesMatter et autres #PrideMonth qu’à partir du moment où cela servait leurs intérêts commerciaux, et que ces mouvements étaient importants pour leurs clients.

Cela peut paraître évident et relativement anodin, si on le formule de cette manière. Mais en réalité, ce volte-face si abrupt, après une bonne quinzaine d’années d’engagements plus ou moins feints sur le sujet, montre tout simplement que les droits humains, le progrès social et la dignité citoyenne sont des concepts qui n’ont absolument ni intérêt, ni valeur, pour ces personnages. Le problème, c’est qu’entretemps, ces patrons nous ont rendus dépendants à leur plateforme, et se sont incrustés si profondément dans nos modes de vie et dans notre culture que nous sommes désormais cognitivement et affectivement liés à leurs produits.

Guerre cognitive

D’une certaine manière, la troisième guerre mondiale a commencé à partir du moment où nous avons laissé notre attention et notre cognition devenir le nouveau théâtre des opérations de nos agresseurs. Ces agresseurs ont toujours eu pour but de coloniser notre temps d’attention, quelle que soit notre classe sociale, notre inclinaison politique ou nos préférences. Et on aurait tort ici de ne viser que les réseaux sociaux, ce qui serait particulièrement commode.

https://medium.com/mind-talk/the-mental-tug-of-war-a-study-of-cognitive-dissonance-and-its-consequences-e709db3d5d61

Car évidemment, il ne s’agissait pas simplement de nous forcer à nous inscrire sur un réseau, d’y publier des photos ou de s’y faire des amis : il s’agissait de nous rendre dépendant à un tout nouveau mode de vie, entre commandes inopinées sur internet à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, discussions anodines transformées en micro-scandales et en cyber-harcèlement, nouvelles formes de séduction, captation de l’attention par des vidéos courtes conduisant à un reformatage cognitif, commandes vocales connectées colonisant nos espaces domestiques… absolument rien n’a échappé aux récents développements technologiques. Notre attention est devenue une ressource que l’on se dispute, et que nous vendons bien volontiers, pensant qu’il ne s’agit que de transactions anodines basées sur le divertissement.

Car dans ce pacte faustien, les avatars du divertissement suffisent à nous vendre n’importe quoi, à nous soumettre et à nous garder tranquilles, captifs dans ces petites bulles de facilité et de confort, qui après tout ne nous font pas réellement de mal. Et puis est-ce si grave d’offrir ainsi nos données personnelles, dont on n’avait pas réellement conscience avant cette époque ? En quoi cela pourrait-il être dangereux ?

Guerre environnementale

Tandis que nous sommes confits dans la douce quiétude de ce monde ultraconnecté aux services si agréables, et que notre terrain cognitif et affectif devenait désormais domestiqué, une autre guerre a pu ouvertement se déclencher : la guerre environnementale. Bien sûr, elle n’a pas démarré au vingt-et-unième siècle, loin s’en faut ; cela fait plusieurs décennies que les lobbies pétroliers et les politiques ultraconservateurs bataillent pour reculer les mesures permettant de lutter contre le changement climatique.

knowyourmeme.com

Mais cette fois, cela va plus loin : la guerre est menée au grand jour, à grands renforts de propos climatodénialistes ouvertement relayés dans des émissions à fort taux d’audience, alors même que les scandales sanitaires et environnementaux ne font que s’accumuler. Mais peu importe : le changement climatique est la faute des écologistes, les dégâts environnementaux sont la faute des agences chargées de surveiller l’environnement, et les catastrophes naturelles sont de la responsabilité des météorologues.

Cette guerre est menée contre ce qui nous fait vivre en tant qu’espèce et nous relie à tout le vivant : notre planète, tout simplement. Il ne s’agit pas ici que de réchauffement global, mais également de pollution environnementale ou d’agressions répétées et incessantes contre la biodiversité. Après avoir fait de notre mental leur meilleur allié, ces mêmes forces au capital important, dominantes économiquement, ont poursuivi leurs attaques contre notre monde – des attaques déjà largement entamées au moment des grandes colonisations occidentales du dix-neuvième siècle, avec le même sens aigu de l’impérialisme, du mépris pour tout ce qui n’est pas comme eux, et du goût du massacre.

Guerre médiatique

Mais pour garder captif notre espace mental, cognitif et affectif, et attaquer l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons et la terre que nous cultivons, il était bien évidemment nécessaire de contrôler les canaux d’information qui nous auraient permis d’obtenir des informations objectives et des données fiables, susceptibles de nous faire réagir. Ici aussi, la guerre remonte à loin, mais elle a fini par prendre des proportions totalement incroyables depuis le début du vingt-et-unième siècle.

Cette guerre médiatique a permis d’abord d’installer un nouveau régime de parole : le régime de l’opinion. Ce régime n’a pas démarré au moment des réseaux sociaux, qui n’ont fait que l’amplifier : il trouve en réalité sa source dans les quelques talk shows un peu grossiers de la fin du siècle dernier, puis dans l’explosion des chaînes d’information en continu, qui exigent de ses invités des punchlines plus efficaces que de longues démonstrations savantes. Ainsi, dans ce régime de l’opinion, le scientifique expert ne peut rien contre l’éditorialiste toutologue, et le second parvient alors systématiquement a donner à son propos les atours d’une parole rationnelle et fondée, même et surtout lorsqu’elle n’est basée sur rien.

Outre cette reconfiguration des régimes de parole dans l’espace public, médiatique et donc démocratique, d’autres grandes fortunes ont décidé de faire main basse sur plusieurs titres et chaînes de télé, constituant d’immenses groupes de presse qui finissent par soutenir une idéologie dominante, capable de défendre les intérêts financiers, fiscaux et idéologiques des patrons en question. Ainsi, dans ce cas de figure, nous nous retrouvons face à une information qui n’est non pas savamment construite pour nous manipuler de manière grossière, mais qui est plutôt là pour diffuser une petite musique thématique incessante à laquelle nous finissons par nous habituer puis nous conformer, avec des avis sur l’actualité partagés par une majorité si large d’éditorialistes qu’ils doivent forcément avoir raison.

Guerre sociale

La guerre se joue également sur le terrain social. Pendant que nous sommes occupés à nous plonger dans le nid douillet de notre confort cognitif, que nous continuons à adopter des habitudes qui agressent notre environnement, et que nous cédons aux opinions dominantes de certains médias, les mêmes coupables démantèlent, avec plus ou moins de zèle et de subtilité, nos Etats – ou à tout le moins nos régimes de protection et de redistribution, qui permettent aux citoyens de vivre dignement et d’être de véritables acteurs de la démocratie.

https://www.coe.int/fr/web/compass/poverty

Car bien évidemment, il serait illusoire de penser que les patrons des lobbies pétroliers, les patrons des groupes de presse et les patrons de la tech n’aient pas les mêmes objectifs, à savoir : conserver un maximum de richesse de leur côté, les accumuler de manière toujours plus éhontée, année après année – et s’assurer qu’aucun Etat ni aucune politique trop humaniste ne viendra mettre son nez dans cette belle affaire. Ainsi, il faut donc peser suffisamment dans la vie politique des Etats, soit en finançant les programmes de ceux qui promettent de maintenir un système législatif et judiciaire suffisamment permissifs pour maintenir le grand déséquilibre capitaliste, soit désormais en prenant le contrôle de ces Etats – comme c’est le cas avec Elon Musk aux Etats-Unis.

Bien sûr, la brutalité face aux exploités n’a hélas pas attendu le vingt-et-unième siècle ; mais cette brutalité va s’accélérer, avec l’explosion des inégalités, de l’appauvrissement graduel de nos populations, et du sentiment de déclassement des classes moyennes supérieures – que l’on retournera facilement contre les classes qui se trouvent en-dessous d’elles. Et comme nous pouvons déjà le voir aux Etats-Unis, toutes les communautés les plus vulnérables en souffriront encore plus : femmes, personnes trans, enfants, personnes racisées, communautés LGBTQIA+ dans leurs ensemble, personnes handicapées – et je pourrais continuer tant la liste est longue. Ces discriminations vont s’accompagner d’une paupérisation grandissante et de l’articulation de fragmentations de plus en plus grandes entre ces communautés – alors que celles-ci auraient tout intérêt à s’unir pour se retourner contre leurs véritables ennemis.

La 3ème guerre mondiale a déjà commencé

Cette guerre s’attaque à 4 terrains distincts, de manière coordonnée : le terrain de l’intime (via la guerre cognitive), le terrain planétaire (via la guerre environnementale), le terrain de la circulation de l’information (via la guerre médiatique) et le terrain des structures sociales (via la guerre sociale). En d’autres termes, si nous ne repolitisons pas l’ensemble de ces espaces, et que nous théorisons et mettons en mouvement une lutte politique méthodique et intellectuellement fournie, nous risquons toujours de tomber dans les mêmes pièges et les mêmes écueils.

Car nous n’avons pas la puissance financière – et donc, de ce fait, pas la puissance d’influence capable de faire basculer un pays, une loi, une ligne éditoriale ou un code pour une nouvelle application. Si cette troisième guerre mondiale a déjà commencé, ce n’est pas tant par ses thématiques (dont certaines sont relativement anciennes) que par la concaténation de l’ensemble de ces terrains : nous sommes attaqués partout, en même temps, et cette guerre se joue désormais à un niveau trans-continental jamais atteints. Elle est menée par un tout petit pourcentage de la population mondiale contre l’intégralité de l’espèce humaine – et contre l’intégralité des espèces vivantes présentes sur la planète, cela va sans dire.

Dans cette guerre, nous n’avons pas vraiment d’alliés, mis à part nous mêmes. Nous sommes des milliards, certes, mais nous sommes faciles à berner, car l’intégralité des structures qui nous relient les uns aux autres, ainsi qu’à nous-mêmes, se retrouvent corrompues de manière brutale, insidieuse et indigne par des individus qui n’ont pour nous ni considération, ni reconnaissance, ni respect. Nous ne sommes que des instruments dans l’accroissement de leurs richesses. Nous sommes les munitions des armes qu’ils dirigent contre nous, comme les réseaux sociaux par exemple – au sein desquels nous sommes si prompts à nous diriger les uns contre les autres, au détour d’un commentaires, d’une republication ou d’un émoji mal placé.

https://outrider.org/climate-change/articles/climate-change-memes-are-helping-people-cope-eco-anxiety

Nous devons pouvoir faire autrement. Mais cela implique, entre autres, de faire probablement des choix radicaux sur l’ensemble de ces quatre théâtres d’opération. Des choix qui demandent sevrage, courage, et probablement une théorisation claire qui permet d’expliciter, de parler, de donner à comprendre et à apprendre auprès de nos pairs. Nous devons relier l’ensemble de ces problématiques, car en face, c’est donc bel et bien un fascisme d’un nouveau genre qui se dresse face à nous – une forme de radicalité violente, inhumaine et discriminatoire qui va désormais chercher, coûte que coûte, à nous imposer un ordre brutal.

Ils le feront en nous mettant en situation de surcharge mentale, en laissant brûler notre planète, en nous abreuvant d’informations fausses et en détruisant ce qui fait de nos sociétés, déjà si imparfaites et passablement injustes, des espaces de solidarité et de dignité. Bien sûr, il ne s’agit pas de dire que cette troisième guerre mondiale doive évacuer de l’esprit les guerres réelles et leurs atrocités qui se multiplient à travers le monde ; mais toutes ces guerres sont liées. Et dans tous ces cas de figure, des personnes réelles peuvent se retrouver privées de droit, en danger pour leur vie ou celle de leurs proches, obligées de survivre dans des situations de vulnérabilité inimaginables.

Cette guerre, c’est probablement l’enjeu de ce siècle. Parce que nous n’avons jamais aussi clairement vu nos ennemis. Ils ne sont jamais aussi clairement sortis du bois, préférant laisser les Etats en faillite au lieu de participer à leur sauvegarde – parce que leur but n’a jamais été l’équilibre économique des Etats, contrairement à ce que la bonne doxa néolibérale souhaite faire penser. Le but est de brûler l’intégralité de ce qu’ils peuvent brûler, tant qu’ils le peuvent encore, et d’amasser jusqu’aux derniers grammes de profit matériel, de l’ôter de nos mains, jusqu’à ce que nous ayons suffisamment de rage pour nous entretuer, mais pas assez d’énergie pour nous liguer contre eux.

Bibliographie

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Eco, Umberto (2017). Reconnaître le fascisme. Grasset.

Ertzscheid, Olivier (2017). L’appétit des géants. Pouvoir des algorithmes, ambitions des plateformes. C&F Editions.

Henschke, Adam (2025). Cognitive Warfare. Grey Matters in Contemporary Political Conflict. Routledge.

Malm, Andreas (2021). How to Blow Up a Pipeline : Learning to Fight in a World on Fire. Verso.

Piketty, Thomas (2013). Le Capital au XXIè siècle. Seuil.

Prévost, Thibault (2024). Les prophètes de l’IA. Pourquoi la Silicon Valley nous vend l’apocalypse. Lux.

Rosa, Hartmut (2005). Beschleunigung. Die Veränderung der Zeitstrukturen in der Moderne. Suhrkamp.

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Swartz, Aaron (2016). The Boy Who Could Change the World : The Writings of Aaron Swartz. The New Press.

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Traverso, Enzo (2017). Les nouveaux visages du fascisme. Textuel.

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Zuboff, Shoshana (2019). The Age of Surveillance Capitalism: The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power. PublicAffairs.




Sommes-nous à un tournant de l’histoire du monde ?

David Motadel (*)

Traduction David. Article original paru dans The Guardian

En 1919, au plus fort d’une crise mondiale résultant de la tourmente de la Révolution russe, de la dévastation de la Première Guerre mondiale et de l’effondrement des grands empires continentaux de l’Europe, l’écrivain irlandais William Butler Yeats a écrit son célèbre avertissement à l’humanité, pleurant la fin de l’ancien monde : « Les choses s’effondrent ; le centre ne peut pas tenir ; La simple anarchie se déchaîne sur le monde »1 .

Ses propos ont récemment été invoqués par Joe Biden, s’adressant à l’Assemblée générale des Nations Unies. Aujourd’hui, comme à l’époque, a-t-il averti, le monde est confronté à un tournant historique critique : « Je crois vraiment que nous sommes à un autre point d’inflexion dans l’histoire du monde où les choix que nous faisons aujourd’hui détermineront notre avenir pour les décennies à venir. »

Le président a profité de l’occasion pour offrir quelques réflexions historiques. Il a rappelé les bouleversements mondiaux du début des années 1970, lorsqu’il a été élu sénateur pour la première fois, au plus fort de la guerre froide, alors que les guerres faisaient rage du Moyen-Orient au Vietnam, et qu’une crise couvait chez lui : « À l’époque, nous vivions un point d’inflexion, un moment de tension et d’incertitude. » Tout au long du XXe siècle, l’humanité a résolu des crises majeures. Aujourd’hui, alors que les guerres s’intensifient de l’Europe de l’Est au Moyen-Orient et que les divisions s’approfondissent dans nos sociétés, il est de nouveau temps, a-t-il exhorté, d’une action concertée.

Ce n’était pas la première fois que Biden historicisait notre époque comme un « point d’inflexion » dans l’histoire du monde. Elle est d’ailleurs devenue l’un de ses concepts politiques emblématiques, évoqué dans divers discours. « Je l’ai dit à plusieurs reprises, nous sommes à un point d’inflexion », a-t-il déclaré dans son dernier discours de politique étrangère la semaine dernière. « L’ère de l’après-guerre froide est révolue. Une nouvelle ère a commencé ».

Beaucoup sont d’accord. Le discours sur les « points d’inflexion » a trouvé un écho dans l’arène politique mondiale, alors que les dirigeants mondiaux, dont la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, l’ont adopté pour mettre en garde contre le moment géopolitique actuel. Le monde d’aujourd’hui – marqué par la montée mondiale des puissances autocratiques et des forces antidémocratiques, les conflits territoriaux en Ukraine, à Gaza et à Taïwan, la crise climatique et une nouvelle révolution industrielle imprévisible alimentée par l’intelligence artificielle – semble se trouver à un tournant historique. C’est un moment que l’historien Adam Tooze a qualifié de « polycrise ».

Le phénomène n’est pas nouveau, bien sûr. Tout au long de l’histoire, le monde a été secoué par des crises majeures – troubles politiques, guerres et chute de grandes puissances – qui semblaient bouleversantes à l’époque. Et, régulièrement, les contemporains les ont déclarés « tournants » historiques. Le plus frappant de ces événements dans l’histoire moderne est la Révolution française, qui a fondamentalement remis en question l’ancien ordre monarchique du monde. « En deux minutes, l’œuvre des siècles a été renversée », célébrait le révolutionnaire et écrivain français Louis-Sébastien Mercer en 1789. « Des palais et des maisons détruits, des églises renversées, des voûtes déchirées. »

Même les critiques du soulèvement révolutionnaire n’ont pas essayé de nier sa profonde signification historique. « La Révolution française est la chose la plus étonnante qui se soit produite jusqu’à présent dans le monde », a reconnu le commentateur conservateur Edmund Burke en 1790. « Tout semble hors de la nature dans cet étrange chaos de légèreté et de férocité et toutes sortes de crimes mélangés. » Dans ses cours de philosophie de l’histoire, donnés à l’Université de Berlin entre 1822 et 1831, quelques décennies seulement après la prise de la Bastille, GWF Hegel a noté que la signification de la Révolution française, avec son « expansion externe », avait été « historique mondialement ». Les contemporains s’accordaient à dire que la tourmente de l’ère révolutionnaire était une charnière critique de l’histoire. La désillusion s’ensuivit.

Les turbulences de 1848 en Europe (et au-delà) ont également été largement considérées comme un point d’inflexion. Les révolutionnaires de tout le continent se sont réjouis qu’il inaugurait une nouvelle ère de réveil national. De même, les années de la Première Guerre mondiale ont été perçues par les contemporains comme un tournant de l’humanité. Woodrow Wilson la considérait comme une lutte qui « rendrait le monde sûr pour la démocratie » ; HG Wells l’a appelée « la guerre pour mettre fin à la guerre ». Après la révolution russe de 1917, Lénine a affirmé que le temps était venu pour les révolutionnaires de « tous les pays et nations du monde » de changer le cours de l’histoire.

Des erreurs majeures commises à ce moment-là, du traité de Versailles au mal conçu de la Société des Nations, ont ouvert la voie à la prochaine catastrophe. Les dirigeants de la Seconde Guerre mondiale considéraient régulièrement la Seconde Guerre mondiale comme un point d’inflexion, « l’heure de gloire », qui serait décisive dans le triomphe de la démocratie sur la tyrannie.

La fin de la guerre, avec la création de l’ONU, de Bretton Woods, de l’OTAN et de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, a été saluée comme une nouvelle ère à l’Ouest, ouvrant la voie à la prospérité. De même, la chute du mur de Berlin semblait signifier la « fin de l’histoire ». Francis Fukuyama, dans ces pages, s’est demandé si les transformations fondamentales de l’époque, qui avaient englouti « de nombreuses régions du monde », affecteraient « l’histoire mondiale ». Le triomphe du libéralisme a rapidement été contesté par une résurgence islamiste mondiale, une Chine autocratique et une Russie revancharde. Les attentats du 11 septembre ont été considérés par de nombreux contemporains comme un autre tournant. « Pour l’Amérique, le 11 septembre était plus qu’une tragédie », a fait remarquer George Bush. « Cela a changé notre façon de voir le monde. »

Plus généralement, les tournants ou points d’inflexion sont des événements majeurs de l’histoire qui remodèlent profondément nos vies. L’une de leurs caractéristiques centrales est leur irréversibilité, car, par la suite, il semble impossible de revenir au statu quo ante. Il n’est donc pas surprenant que les dirigeants politiques, d’hier et d’aujourd’hui, les aient régulièrement invoqués, avec une certaine urgence, comme moyens de mobiliser des soutiens pour leur cause. Cela leur a également permis de donner une signification historique à leur propre temps (et à eux-mêmes, en tant qu’acteurs ou témoins).

Les grandes transformations et les changements… dans l’histoire sont toujours des processus qui évoluent sur des décennies et deviennent ensuite visibles à travers certains événements ou tournants

Dans l’ensemble, les points d’inflexion, passés et présents, doivent être pris au sérieux. Les grands moments de l’histoire ont eu des conséquences irréversibles. Pourtant, nous devons faire attention à ne pas trop être obsédés par les événements en tant que tels. En fait, la fixation sur les grands tournants risque d’en négliger les causes profondes. Pour les comprendre, il faut porter un regard sobre sur les transformations structurelles sous-jacentes qui les produisent. En fin de compte, les « tournants » ne sont toujours, au mieux, que des repères optiques à la surface, les « crêtes d’écume que les marées de l’histoire portent sur leur dos solide », comme le disait l’historien Fernand Braudel. Les transformations et les changements majeurs, les changements tectoniques, dans l’histoire sont toujours des processus qui évoluent sur des décennies et deviennent ensuite visibles à travers certains événements, ou tournants.

Les historiens étudient depuis longtemps les tournants historiques. Cela a suscité des questions sur la signification ou l’insignifiance de certains événements. Il s’agit aussi, plus important encore, d’une critique de la recherche (et de l’idée même) de points de retournement, basée sur la vieille controverse de l’importance des « événements » (et des changements soudains) par rapport aux « structures » (et aux changements lents au fil du temps) dans l’histoire.

Les historiens ont traditionnellement eu tendance à se pencher sur les événements bouleversants – guerres, crises, révolutions, accords diplomatiques – et les actes d’individus puissants. Cette recherche a atteint son apogée dans l’histoire du « grand homme » de l’historicisme du XIXe siècle centrée sur l’historien allemand Leopold von Ranke.

La concentration sur les grands « événements » a suscité quelques critiques à l’époque, exprimées par un large éventail de chercheurs, notamment l’historien Karl Lamprecht, l’économiste Gustav Schmoller et le sociologue Max Weber, qui ont souligné l’importance de transformations sociales, économiques et politiques plus profondes dans la formation de l’histoire, et les pièges de l’idée de tournants.

L’un des critiques les plus éminents était Karl Marx, qui, dans son essai de 1852, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, déclarait en mémoire : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas à leur guise ; Ils ne le font pas dans des circonstances qu’ils ont choisies eux-mêmes, mais dans des circonstances directement rencontrées, données et transmises du passé.

Cependant, la critique la plus accablante de l’accent mis sur les événements en tant que tournants de l’histoire est venue des érudits de l’école française des Annales, tels que Marc Bloch, Lucien Febvre et Fernand Braudel, qui s’intéressaient aux structures matérielles et mentales plus profondes sous la surface des événements. Dans son opus de 1949 « La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II », Braudel, qui a inventé le terme « histoire structurelle », a exploré l’histoire de la Méditerranée à trois niveaux : premièrement, l’histoire de l’environnement naturel – les conditions géographiques et géologiques – qui changent à peine au fil du temps ; deuxièmement, les structures sociales, économiques et politiques, qui évoluent lentement, façonnées par l’environnement naturel ; et troisièmement, et c’est le moins important, les événements causés par l’action humaine, façonnés par les conditions créées par les deux premiers niveaux.

Alors que les transformations environnementales et les changements dans les structures sociales, économiques et politiques doivent être étudiés sur de longues périodes, à travers les générations, les siècles, voire les millénaires – la longue durée – les événements peuvent être étudiés dans le cadre de jours, de semaines ou d’années – la courte durée. Braudel a exprimé une profonde méfiance à l’égard de toute fixation sur des événements dramatiques à court terme – des tournants – dans l’écriture conventionnelle de l’histoire. À première vue, a-t-il convenu, le passé ressemble à une série d’événements individuels. Pourtant, les grands événements politiques et les défaites militaires sont en fait beaucoup moins importants à y regarder de plus près. Les ruptures historiques soudaines sont presque impossibles. Se concentrer sur la surface, a-t-il averti, obscurcit les structures politiques, économiques et sociales qui les rendent possibles.

En effet, il existe de nombreux exemples de tournants qui se sont avérés moins importants lorsqu’ils ont été étudiés comme de simples expressions de transformations structurelles. L’année 1789 est impossible à comprendre sans tenir compte des transformations intellectuelles plus profondes, notamment les idées changeantes sur la société et l’État enracinées dans le siècle des Lumières, et les profonds changements matériels qui ont conduit à des tensions entre la noblesse, le clergé et les roturiers.

De même, le moment de 1914 ne peut être compris sans tenir compte des structures des affaires internationales, y compris la diplomatie secrète, et la montée du nationalisme au cours du long XIXe siècle. Le tournant de 1989, de même, a été causé par l’aggravation de la stagnation économique de l’Union soviétique, les changements générationnels dans la direction du bloc de l’Est et les changements idéologiques mondiaux. Pour comprendre le 11 septembre, nous devons être conscients de la longue histoire du nativisme, de l’islamisme et de l’anti-occidentalisme dans les pays du Sud. Et ainsi de suite. Dans tous ces cas, nous devons saisir les conditions sous-jacentes si nous voulons comprendre les tournants qu’elles ont produits. L’histoire de la politique des grandes puissances, notamment le magistral Rise and Fall of the Great Powers de Paul Kennedy, a longtemps fait allusion aux structures naturelles, économiques et militaires plus profondes qui ont créé la guerre et la paix.

Certes, l’accent mis sur les structures a provoqué à son tour quelques critiques. Certains historiens ont fait valoir qu’une idée de l’histoire dans laquelle les individus sont prisonniers des lois structurelles ne laisse pas beaucoup de place à l’action humaine. De plus, nous, en tant qu’humains et lecteurs, préférons les récits impliquant l’action humaine – des histoires de héros et d’anti-héros – et des événements dramatiques. Chercher (ou lire sur) des structures plus profondes est beaucoup moins agréable. Il n’est donc pas surprenant que les livres d’histoire sur les tournants – les guerres et les crises mondiales – continuent de figurer en tête de nos listes de best-sellers.

Il existe même aujourd’hui des livres sur des années spécifiques déclarées tournants historiques par leurs auteurs : 1917, 1979, etc. Certains d’entre eux montrent que l’étude des tournants peut également prendre en compte des causes plus profondes. L’un des plus frappants est Fateful Choices de Ian Kershaw sur les points d’inflexion de la Seconde Guerre mondiale, tels que la décision de la Grande-Bretagne de combattre l’Allemagne nazie, l’invasion de l’Union soviétique par Hitler et l’attaque du Japon sur Pearl Harbor, qui aborde soigneusement les conditions structurelles et les contraintes dans lesquelles les dirigeants en temps de guerre ont opéré.

En effet, les événements et les structures ne s’excluent pas mutuellement. Nous devrions, dans tous les cas, reconnaître la pertinence de l’un et de l’autre. Comme l’historien Reinhart Koselleck l’a noté un jour : « Le caractère processuel de l’histoire moderne ne peut être compris qu’à travers l’explication réciproque des événements à travers des structures, et vice versa. » Les conditions économiques, sociales et politiques structurelles façonnent les événements. Mais à certains moments, des événements, comme des révolutions politiques ou des guerres majeures, peuvent profondément façonner les structures. Les rares occasions où un événement acquiert une signification structurelle constituent un point d’inflexion historique.

Aujourd’hui, les dirigeants mondiaux ont raison d’avertir que nous sommes confrontés à un point d’inflexion historique, à une crise mondiale. Pourtant, pour bien le comprendre, pour le résoudre, nous ne devons pas ignorer ses causes structurelles plus profondes, qui remontent souvent à la fin de la guerre froide et au-delà. Parmi eux, la résurgence du nationalisme, du nativisme culturel et du revanchisme, qui façonnent actuellement les cultures politiques du monde entier ; l’excès et l’exploitation néolibéraux incontrôlés, créant des inégalités insoutenables ; et l’érosion d’un ordre international fondé sur des règles, miné par les puissances libérales et illibérales au cours des dernières décennies – tout cela alimentant les guerres et divisant les sociétés.

Il ne suffit pas de remarquer que nous sommes à un point d’inflexion. Pour le surmonter, nous devons nous attaquer à ces problèmes structurels sous-jacents, qui seront inévitablement un processus lent et non un acte dramatique. L’histoire est un jeu de longue haleine.

  • David Motadel est professeur associé d’histoire internationale à la London School of Economics and Political Science

1 Things fall apart; the centre cannot hold; Mere anarchy is loosed upon the world, https://www.poetryfoundation.org/poems/43290/the-second-coming



La société préfère le fantasme à la réalité

Angus Peterson

deepltraduction JM & Josette – original paru dans Medium

La fin de la pensée critique et l’effondrement de la civilisation.

À une époque où la logique et l’esprit critique sont plus importants que jamais, la société évolue dans la direction opposée – vers la désinformation, le mysticisme et les régimes autoritaires. Le monde est plongé dans un état permanent de polycrise : instabilité économique, effondrement écologique, tensions géopolitiques et fracture sociétale. Au lieu d’affronter ces crises avec logique et des solutions fondées sur des preuves, de vastes pans de la population se replient sur la superstition et l’autoritarisme.

Il ne s’agit pas seulement d’un échec du raisonnement individuel, mais d’un effondrement systémique de la pensée critique. Le discours public a été détourné par les propagandistes, les chambres d’écho virtuelles et la banalisation de l’indignation. Les fausses informations se répandent à une vitesse inégalée, instrumentalisées par les outils mêmes qui étaient autrefois salués comme des sources de savoir. La civilisation n’est pas seulement mal préparée aux crises auxquelles elle est confrontée, elle sape activement toute tentative de les atténuer.

Les conséquences sont terribles. Alors que le climat se détériore, que les normes démocratiques s’érodent et que les inégalités économiques se creusent, les gens ont de plus en plus besoin de comprendre. Mais plutôt que de demander des comptes aux puissants, ils se tournent vers le mysticisme, les théories du complot et les hommes forts qui promettent le salut sans aucun effort. Il ne s’agit pas d’un hasard, mais du résultat prévisible d’un monde où l’éducation a été vidée de sa substance, où le tissu social s’effiloche et où l’écart de richesse s’est creusé à un point tel que la mobilité sociale n’est plus qu’une illusion.

Nous n’évoluons pas vers une société plus consciente, nous régressons. Carl Sagan nous a mis en garde il y a plusieurs décennies, prévoyant un monde où les gens, incapables de distinguer la vérité de la fiction, se tourneraient vers les démagogues et les charlatans. Cette prophétie n’est plus un avertissement, c’est notre réalité. Les conséquences ne seront pas seulement abstraites ; elles façonneront la qualité de vie des générations à venir.

Le mysticisme alimente la montée des leaders autoritaires

Alors que l’incertitude s’empare du monde, les gens recherchent des dirigeants qui offrent des certitudes, même si leurs déclarations sont fausses ou dangereuses. En période de crise prolongée, les gens se tournent vers la foi, qu’elle soit religieuse, conspirationniste ou politique. La polycrise a intensifié cet instinct, poussant les populations vers le mysticisme, l’irrationalité et, inévitablement, vers des dirigeants autoritaires qui promettent de rétablir l’ordre.

Le cerveau humain n’est pas adapté à un stress permanent. L’instabilité économique, les catastrophes climatiques et les troubles politiques créent un besoin psychologique de certitude. Mais le monde réel n’offre pas de telles réassurances. Le consensus scientifique met en garde contre l’aggravation de l’effondrement écologique, les données économiques montrent que les inégalités se creusent et les institutions mondiales s’efforcent de maintenir un certain ordre dans un chaos de plus en plus grand. Pour ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas affronter la complexité, la confiance en un dirigeant fort offre une alternative facile.

Historiquement, les crises engendrent des autocrates. Lorsque les gens se sentent impuissants, ils recherchent quelqu’un qui incarne la force – quelqu’un qui prétend avoir toutes les réponses, même si ces réponses sont des tissus de mensonges enveloppés de bravade. La montée des démagogues populistes dans le monde entier n’est pas une coïncidence ; elle résulte directement de la perte de confiance des populations dans leur capacité à créer le changement. En l’absence de solutions, elles se tournent vers des récits qui les déchargent de toute responsabilité.

Cette évolution n’est pas isolée. Elle reflète un rejet plus large de la rationalité. Partout dans le monde, l’anti-intellectualisme est en hausse. L’expertise est considérée comme de l’élitisme, l’éducation est sous-financée et la méthode scientifique est traitée comme une idéologie plutôt que comme une voie vers la vérité. Les théories du complot prospèrent dans cet environnement, se nourrissant de la même incertitude que la pensée rationnelle est censée combattre.

Freedom House (NDT: ONG financée par le gouvernement américain et basée à Washington, qui étudie l’étendue de la démocratie) fait état d’une expansion mondiale des régimes autoritaires, alimentée par la désillusion et la précarité économique. Les dirigeants qui, autrefois, auraient pu être soupçonnés d’abus de pouvoir agissent désormais en toute impunité, protégés par leur propre culte de la personnalité. Leurs sympathisants ne leur demandent pas de rendre des comptes, mais de les soulager du chaos de la réalité.

Le lien entre mysticisme et autocratie n’est ni nouveau ni propre à notre époque. Mais à l’ère de la polycrise, il s’accélère. Plus les choses vont mal, plus les gens cherchent à se réconforter dans des récits qui les protègent de la dure vérité. Et comme l’histoire l’a montré, lorsque la vérité devient gênante, ceux qui proposent des mensonges – aussi absurdes soient-ils – prospèrent.

Les algorithmes des médias sociaux tuent la pensée critique

Si le mysticisme et l’autoritarisme sont les symptômes, la technologie en est le moteur. L’internet, autrefois présenté comme un outil d’information et de partage des connaissances, est devenu un labyrinthe de manipulations algorithmiques, conçu non pas pour informer mais pour renforcer les préjugés.

Les médias sociaux, qui étaient autrefois un forum pour un discours ouvert, ont été détournés par des algorithmes qui maximisent l’engagement et donnent la priorité à l’indignation plutôt qu’à l’exactitude. L’objectif n’est pas d’éduquer mais de figer, en alimentant les utilisateurs d’une vague incessante de contenus qui amplifient leurs croyances existantes tout en les protégeant des perspectives contradictoires. Le résultat est une population qui n’est pas seulement mal informée, mais qui résiste activement à la réalité.

Cette tendance s’est aggravée avec les changements de politique délibérés des grandes plateformes. La récente décision de Meta d’éliminer les fact-checkers tiers de Facebook, Instagram et Threads sous prétexte de réduire les préjugés en est un exemple flagrant. Au lieu d’une vérification indépendante, la plateforme s’appuie désormais sur un système de « notes communautaires » – une approche empruntée à X (anciennement Twitter), qui s’est transformée en un terrain propice à la désinformation.

Mark Zuckerberg lui-même a reconnu le risque :

« La vérité, c’est qu’il s’agit d’un compromis. Cela signifie que nous allons détecter moins de mauvaises choses, mais nous allons également réduire le nombre de messages et de comptes de personnes innocentes que nous supprimons accidentellement ».

Il s’agit d’une distorsion grotesque des priorités. Il est bien plus dangereux de laisser la désinformation – en particulier les contenus racistes, misogynes et xénophobes – prospérer que de signaler occasionnellement un message innocent de manière erronée. C’est pourtant la nouvelle norme en matière de modération de contenu : un système qui privilégie la « neutralité » au détriment de la vérité, même lorsque cette neutralité implique d’autoriser des mensonges flagrants.

X est un exemple de ce qui se passe lorsque les garde-fous sont supprimés. Depuis la prise de contrôle par Elon Musk, la plateforme a sombré dans le chaos, où les extrémistes sont renforcés, où les idées complotistes fleurissent et où le journalisme légitime est noyé dans des récits fictifs. Les organes de presse qui s’appuyaient autrefois sur Twitter pour leurs reportages en temps réel l’ont largement abandonnée, tandis que la propagande et la pseudoscience prospèrent sous le couvert de la « liberté d’expression ».

Cette dégradation de l’intégrité de l’information survient à un moment particulièrement dangereux. L’élection présidentielle américaine de 2024 a été marquée par une forte augmentation de la désinformation et, à l’approche du second mandat de M. Trump, les enjeux n’ont fait que croître. L’affaiblissement systématique de la vérification des faits n’est pas une négligence de la part des entreprises – c’est une décision calculée qui profite aux autocrates qui s’appuient sur un public désorienté et mal informé.

Nous assistons à un démantèlement massif de la pensée critique. L’érosion de l’éducation publique a préparé le terrain, mais les médias sociaux ont fini le travail. Dans un monde où la vérité est facultative et les mensonges plus rentables, la réalité objective elle-même est en péril.

Pourquoi les gouvernements sanctionnent-ils l’activisme climatique ?

Alors que la crise climatique s’aggrave, les gouvernements et les entreprises ne réagissent pas par des actions urgentes, mais par la répression. Au lieu de s’attaquer aux menaces existentielles posées par le changement climatique, les détenteurs du pouvoir s’efforcent de réduire au silence ceux qui refusent de détourner le regard.

Dans le monde entier, les gouvernements renforcent les restrictions imposées aux manifestations. Au Royaume-Uni, de nouvelles lois accordent à la police le pouvoir d’arrêter les défenseurs du climat avant même qu’ils ne commencent à manifester. Aux États-Unis, des États dirigés par des républicains ont introduit des lois sur les « infrastructures critiques » qui font des manifestations à proximité des sites pétroliers et gaziers un délit. En Allemagne, les manifestants pour le climat risquent désormais des peines de prison. Plus la crise climatique se durcit, plus les gouvernements s’efforcent de réprimer ceux qui appellent au changement.

Ce retour de bâton n’est pas seulement une question de politique : il s’agit d’un mécanisme de défense psychologique à l’échelle de la société. La réalité de l’effondrement écologique est insupportable pour beaucoup. Pour reconnaître l’ampleur de la crise, il faudrait reconnaître non seulement les échecs des gouvernements, mais aussi la complicité personnelle de populations entières. Il est beaucoup plus facile de rejeter l’activisme climatique en le qualifiant de perturbateur ou de criminel que d’accepter que l’avenir qu’on leur avait promis n’existe plus.

Cette répression est une conséquence directe de l’abandon par la société de la pensée critique et de son virage vers le mysticisme et le négationnisme. Personne ne veut entendre que son mode de vie n’est pas viable. Au lieu de cela, les gens cherchent du réconfort dans une rhétorique teintée de spiritualité – des expressions telles que « ne faire qu’un avec la nature » ou « purifier l’âme » sont devenues des substituts commodes à un engagement réel face à la crise. L’essor de la « spiritualité de la catastrophe climatique » permet aux gens de faire face à la situation sans prendre de mesures significatives.

Et oui, les gens ont besoin de réconfort. Personne ne peut mener une bataille s’il est trop épuisé pour être opérationnel. Mais ce n’est pas une cure de jouvence pour la résistance – c’est de l’escapisme déguisé en sagesse. Il s’agit d’une capitulation délibérée, d’une psychose de masse dans laquelle le déni est transformé en illumination.

À mesure que le monde s’enfonce dans la catastrophe climatique, la répression des manifestations en faveur du climat ne fera que s’intensifier. Le message est clair : arrêtez de lutter, arrêtez d’alerter, arrêtez de nous rappeler ce que nous ne voulons pas savoir. Mais l’histoire montre qu’ignorer une crise ne la fait pas disparaître, mais la rend inévitable.

Le bilanla mort de l’esprit critique

Nous vivons dans la dystopie dont Carl Sagan nous avait prévenus. L’effondrement de la pensée critique, l’adoption du mysticisme, la montée de l’autocratie et l’érosion délibérée de la vérité – tout cela a été prédit et tout cela est en train de se produire.

 » J’ai le pressentiment d’une Amérique, au temps de mes enfants ou de mes petits-enfants, devenue une économie de services et d’information, où presque toutes les industries manufacturières auront été délocalisées dans d’autres pays, alors que d’impressionnantes puissances technologiques sont entre les mains d’un très petit nombre et que personne ne représentant l’intérêt public ne peut même comprendre les enjeux, lorsque les gens auront perdu la capacité de définir leurs propres programmes ou de questionner les autorités en connaissance de cause, lorsque, agrippés à nos cristaux et consultant nerveusement nos horoscopes, notre sens critique en déclin, incapables de distinguer ce qui est bon de ce qui est vrai, nous glisserons, presque sans nous en rendre compte, vers la superstition et l’obscurité…« 

Ce temps est venu. Les États-Unis, et une grande partie du monde, sont devenus une société incapable de distinguer la réalité de la fiction, peu disposée à faire les sacrifices nécessaires pour atténuer une catastrophe imminente. Les systèmes d’éducation publique ont été vidés de leur substance, remplacés par l’endoctrinement idéologique et la manufacture de l’ignorance. Les plateformes numériques ont abandonné la vérité pour le profit, permettant ainsi à la désinformation de se développer de manière incontrôlée. L’écart de richesse a atteint des niveaux indécents, laissant des millions de personnes sans aucun moyen pour avoir accès à des informations dignes de confiance.

L’abrutissement de l’Amérique est particulièrement évident dans la lente dégradation du contenu substantiel dans les médias extrêmement influents, les extraits sonores de 30 secondes (aujourd’hui réduits à 10 secondes ou moins), les programmes au plus petit dénominateur commun, les présentations crédules sur la pseudoscience et la superstition, mais surtout dans une sorte de célébration de l’ignorance.

La célébration de l’ignorance est désormais une politique. Les manifestants pour le climat sont arrêtés. Les fact-checkers sont supprimés. Les algorithmes décident de ce que les gens regardent, et les démagogues dictent ce qu’ils croient. La polycrise s’accélère et, au lieu de la combattre par la rationalité, la société se réfugie dans la fiction et s’accroche à l’illusion du contrôle.

Cet effondrement n’est pas seulement environnemental ou économique, c’est l’effondrement de la vérité elle-même. Dans un monde noyé sous la désinformation, où la réalité est dictée par ceux qui détiennent le pouvoir, la question n’est plus de savoir si l’effondrement arrive, mais à quelle vitesse il va tout dévorer.


L’Observatoire traduit régulièrement des articles. Voici la liste : les traductions



2025, comment tout s’effondre ?

Collectif

Il y aura dix ans au printemps qu’est paru « Comment tout peut d’effondrer »1 de Pablo Servigne2 et Raphaël Stevens3. Dix ans qu’est apparu le néologisme « collapsologie ».

Depuis, l’idée qu’une « polycrise »4 puisse mettre à mal notre société a fait son chemin. En décembre 2020, par exemple, un panel d’universitaires publie une lettre publique dont l’intitulé est on ne peut plus clair : « Seule une discussion sur l’effondrement permettra de s’y préparer »5.

Non seulement les risques systémiques annoncés par le rapport Meadows6 en 1972 s’avèrent effectifs, mais l’évolution exponentielle de la pression anthropique sur le climat et la nature fait ressentir ses effets de plus en plus concrètement et de façon irréversible7.

Pollution exponentielle de nos environnements (sols, eau, …) et perte tout aussi exponentielle de biodiversité s’accompagnent d’un chaos géopolitique qui annonce la complexité d’appréhension des décennies à venir.

Alors que « post-vérité » et désinformation assombrissent l’évaluation du futur proche, nous pensons que face à l’urgence et l’ampleur des polycrises qui nous arrivent, il est indispensable de relancer des débats collectifs sur des bases factuelles et scientifiques. De réfléchir aux possibles en s’écartant des complotismes, simplismes et pensées propagées à grande échelle à dessein pour favoriser des intérêts particuliers.

Comprendre, s’informer, penser de nouvelles formes d’adaptations au réel font partie des objectifs que se donne le groupe de réflexion « Ecologie21 »8.

Nous inaugurons notre tribune 2025 dans le cadre du blog de l’Observatoire de l’Anthropocène et reviendrons régulièrement vers vous pour contribuer à une pensée écologique mieux adaptée aux constats.

A bientôt.


1 https://obsant.eu/veille/?iti=137,152

2 https://obsant.eu/pablo-servigne/

3 https://obsant.eu/raphael-stevens/

4 https://obsant.eu/blog/2024/12/21/la-polycrise/

5 https://obsant.eu/blog/2020/12/08/seule-une-discussion-sur-leffondrement-permettra-de-sy-preparer/

6 https://obsant.eu/le-rapport-meadows/?iti=9,%208920,%20329

7 https://obsant.eu/blog/liste/?rch=%20blogoa%20focuscollaps%20irreversible

8 https://obsant.eu/ecologie21/



« Et pendant ce temps, à bord du Titanic… »

Laurent Lievens

Telle est la rengaine qui se rappelle à moi très souvent.

Elle me permet d’avoir un référentiel qui me paraît – jusqu’à preuve du contraire – ajusté afin de déceler l’important du futile, l’information du bruit, l’intelligence parmi la stupidité, celles et ceux qui entretiennent le déni des autres, etc.

C’est en quelque sorte une boussole nourrie par une vision large et systémique de l’état du réel.

Lorsqu’on me communique quelque chose, je recadre cette information en la plaçant mentalement à bord du Titanic afin d’éprouver son intérêt.

Par ce mécanisme, je perçois à quel point très très peu d’informations, d’actes, d’initiatives, de décisions son ajustés à une situation telle que celle du Titanic (qui a déjà heurté l’iceberg).

Cela me permet d’avoir un référentiel de gravité en quelque sorte, et de constater à quel point nous fonctionnons encore sans tenir compte sérieusement de l’incendie qui est au milieu du bâtiment.

Cela appelle donc surtout un changement de cadre de référence.

En quoi un cadre de référence adapté est fondamental?

On sait, notamment depuis les travaux de l’École de Palo-Alto (dans le champ thérapeutique, systémique et communicationnel), qu’une situation acquiert son sens en fonction du cadre dans laquelle elle prend place.

Mes actions pourront ainsi être ajustées ou totalement à coté de la plaque en fonction de ma bonne compréhension (ou pas) du cadre réel dans lequel je suis.

Par exemple, me promener tout nu en rue sera ainsi désajusté, car le cadre n’est pas celui d’une plage naturiste.

Autre exemple, continuer à se féliciter sincèrement de la croissance économique en période d’écocide témoigne d’une vision du réel périmée digne d’un économiste orthodoxe (oui ça existe encore…).

Le cadre est en quelque sorte le paysage mental dans lequel vous vivez, c’est ce qui filtrera toute votre réalité, qui viendra colorer toutes vos perceptions.

Autant dire que si vous ne comprenez rien au réel dans lequel vous vivez, vous vous comporterez de toute évidence à coté de la plaque (on vous diagnostiquera peut-être une pathologie mentale, c’est une autre manière de dire que votre carte mentale dysfonctionne).

Mes actes témoigneront ainsi de l’ajustement ou non de mon cadre mental, de ma perception du réel.

Observer les actes de l’autre, d’une organisation, d’une institution indiquera donc déjà pas mal d’informations sur sa perception ajustée ou non du cadre réel.

Disons-le directement, actuellement, la toute grande majorité est à coté de la plaque.

Tout l’enjeu réside donc dans les ingrédients qui vont servir à construire mon paysage mental, mon cadre de référence afin qu’il soit le plus proche du réel possible.

Et je pense que la méthode scientifique nous en fournit un gros contingent, à relier avec l’intuition, l’expérience etc., sans tout mélanger, sans faire de soupe mais en gardant une approche de la complexité à la Edgar Morin.

Délaisser le cadre proposé par l’asile de fous?

Donc, quel serait le cadre a priori le plus ajusté au réel? Quel réel?

Depuis plus d’un demi-siècle la méthode scientifique – la manière la plus puissante que l’humain ait inventé pour dire des choses non fausses jusqu’à preuve du contraire sur le réel – indique que l’humain est devenu une force quasi géologique (on parle d’Anthropocène) qui modifie (entendre: qui flingue), par ses choix de vie, tous les équilibre planétaires.

Nous constatons que le mode de vie (désiré et/ou réel) dominant reste une sorte d’american way of life, le mode de vie occidental, le package villa-SUV-smartphone-ClubMed, avec toutes ses variations culturelles.

Ce mode de vie écocidaire fonctionne sans doute lorsqu’on est 500 millions d’individus sur Terre, plus du tout lorsqu’on est 8 milliards. (Bah, les autres on en a rien à foutre non?)

Deux scénarios: soit l’on adopte – de toute urgence, pas dans 20 ans – un mode de vie totalement différent, soit l’on réduit drastiquement la population.

En l’état actuel, aucun signe n’atteste que nos institutions et organisations choisissent le premier (ou seraient seulement même en train d’y penser), nous faisant de facto suivre le deuxième, par inertie (lobotomisés avec des écrans, de la (pseudo-)intelligence artificielle, nourris avec du sucre dans des environnements dégueulasses, ça ne tiendra pas longtemps tout ça….).

Les promesses (des criminels de la « vallée du silicone » notamment) nous préparent un bel avenir tout-numérisé, enfin débarrassés de nos corps (on en rêve depuis les Lumières et les religions monothéistes), pour vivre un nouveau départ sur une autre planète. On peut douter qu’elle sera accessible à autre chose qu’aux nantis (nous faisant donc revenir au deuxième scénario). Nos pays « riches » sont en train de choisir de suicider le reste du vivant. Bref…

De manière schématique, le cadre le plus ajusté au réel et la manière de le percevoir me paraissent être actuellement ceci:

Notre modèle de société (Mégamachine) ne peut que détruire le vivant, menant (déjà) à des effondrements multiples. (Je vous renvoie aux différentes publications et interventions où j’ai largement développé cela.)

Évidemment, il ne faut pas entendre effondrement au singulier: ce n’est que dans les délires du cinéma qu’on voit un gros évènement unique. Ce qui est déjà en train de se passer ce sont des effondrements locaux et à d’autres échelles, des effondrements du vivant, des effondrements multiples et variés, une lente dégradation des conditions d’habitabilité de la planète pour nombre de vivants donc, humains y compris.

Je précise également ici que lorsqu’on parle de métamorphose, on parle – dans la langue de Palo-Alto – de changement de type 2, c’est à dire un changement de cadre, et pas un changement dans le même cadre (qui lui est appelé changement 1). Sur la base des constats scientifiques, seul un changement 2 est actuellement pertinent, c’est-à-dire un changement complet de cadre, de manières d’habiter le monde, de concevoir le réel, d’être en relation avec le vivant (humains y compris). Cela veut dire pour nous : une décroissance forte de notre niveau de vie, une baisse très conséquente de nos consommations d’énergie et de matière, un tout autre projet de société pour quitter la plaie technocratique.

Mais attention, ce n’est pas parce qu’un cadre est de toute évidence périmé qu’il sera abandonné. Nous avons l’exemple caricatural des économistes orthodoxes (c’est à dire une large part) dont les bases théoriques sont autant valables que l’astrologie. C’est joli, ça semble sérieux, y’a plein d’équations compliquées, mais c’est basé sur une construction idéologique dont le réel a démontré l’ineptie. Et même si je n’ai aucun problème avec l’usage d’une religion dès que cela peut contribuer à un monde un peu meilleurs, c’est quelque chose que cette théorie semble incapable d’atteindre. C’est pourtant toujours l’approche théorique dominante de la profession, preuve que l’humain est décidément très lourd à faire changer.

C’est tout le dossier (que je traiterai ailleurs) de ce qu’on nomme la pédagogie des catastrophes, et qui ne m’enchante pas. Elle indique qu’à l’échelle individuelle mais aussi collective, on ne changerait que lorsqu’on est au pied du mur, que lorsque l’on n’a plus le choix. Vous arrêterez vraiment de picoler uniquement après un accident de voiture dramatique p.ex.

Dit en langue de Palo-Alto, on n’accepte le changement 2 que lorsqu’on a épuisé tous les possibles changements 1.

Normal, un changement de ce type équivaut à la mort du système, à la fin de son fonctionnement pour entrer en latence, éventuellement se transformer pour éventuellement renaître sous une toute autre forme.

Mais autant dire que si nous attendons cela à l’échelle planétaire, il ne restera plus rien de vivant d’ici là.

Oui, ok, je sais, la vie continuera, comme cela s’est déjà passé. Pas besoin de me servir cet argument tarte-à-la-crème tellement pratique, mais un peu pauvre non?

En tout cas il n’enlève rien au gâchis phénoménal que l’humain est en train d’accomplir dans son œuvre de destruction du vivant. Et pour arriver à quoi au juste? Pour une noble cause j’imagine.. Ah oui, c’est vrai, pour pouvoir se filmer constamment, être à la mode, se fringuer, prendre l’avion pour faire des immondes selfies, commenter les commentaires des commentaires, être hyper-connectés, faire du ski en plein désert, rouler à 200kmh en voiture de sport, manger des burgers et des fraises, avoir son costume-cravatte, etc. Toutes ces tellement nobles causes qui élèvent l’humanité. Merci à vous!

Comme le dit si justement Aurélien Barrau, nous détruisons la vie, pour des activités qui sont, dans une très large proportion, intrinsèquement de la merde. Je ne l’aurais pas mieux dit.

Or, quel est le cadre habituel vis-à-vis de l’écocide?

Pour une bonne partie: cela n’existe même pas, tout va bien, nous sommes sur la voie du progrès, nous sommes le summum de l’évolution, etc. Continuons, tête baissée, droit dans mur.

Pour d’autres: nous avons perçu que quelque chose clochait, et nous pensons qu’on peut le réparer en modifiant quelques paramètres, une sorte d’écomodernisme gentil (c’est tout le blabla du développement durable, de la transition, des réformettes et autres niaiseries, contre lesquelles j’ai d’ailleurs tenté de lancer l’alerte là où j’œuvrais, sans succès apparemment). C’est tout le versant des petits ajustements de consommation, les touillettes en bambou FSC et plus en plastique, les panneaux solaires, le papier recyclé, etc. Bref, tout ce qui ne veut absolument pas mettre à l’arrêt la Mégamachine, qui pense qu’on peut s’en sortir en développant un bout de potager bio alors qu’une armée de rouleaux compresseurs détruisent l’ensemble des espaces autour d’eux. C’est en vérité l’aboutissement de l’atomisation de nos sociétés, du chacun pour soi, de la destruction de toute existence politique (au sens du politique, et non de la farce de la politique).

Je constate surtout que très peu d’organisations/institutions ont intégré ce cadre: il suffit de regarder leurs actions, leurs déclarations, leurs ambitions, bref, toute leur manière de se comporter. Celle-ci indique qu’elles n’ont pas perçu le réel et sont dans le business-as-usual, parfois un peu verdi, parfois un peu réellement écologisé, souvent greenwashé pour continuer de vendre leur came (merdique, car sinon pas besoin d’en faire des tonnes pour la vendre). Lorsqu’on a vraiment perçu l’incendie au milieu du bâtiment, on ne continue pas à discuter, à jouer du piano, à faire ce qu’on faisait il y a 3 minutes, on intègre cette information et on agit en conséquence, à moins d’être totalement idiot (ça existe), suicidaire (on est donc dans une sorte de folie), traumatisé (on se fait aider alors).

Simple exemple: combien d’entre elles ont relégué les outils des gafam à la poubelle pour n’utiliser que des systèmes d’exploitation/logiciels issus du libre? (vous savez, ce truc qu’on appelle Linux p.ex.)

… oui oui, un détail pour beaucoup, mais un détail plutôt signifiant au vu de la place (obscène) du numérique dans nos vies.

Au milieu de l’incendie, une personne refuse d’évacuer en prétextant que rester dans cette pièce, « c’est tellement pratique…tu comprends, impossible de changer »

Autre exemple « rigolo »: si une organisation francophone adore utiliser des formulations anglaises qui ne veulent rien dire mais qui font sérieux (du genre nous on fait du smart challenging future, ou encore du young leadership excellence, ou, nous œuvrons pour des produits fair-eco-conscious-bidule, – bref, vous avez compris – en général ça sent le pâté avarié. (Mais l’usage des mots n’est jamais anodin, c’est un autre dossier, mais ça en dit aussi beaucoup sur l’état d’esprit).

Bref, pure folie dès que l’on observe cela avec la lucidité du changement de cadre. Un jour une amie m’a déposé cette phrase à l’oreille: « la lucidité est la brûlure la plus forte, hormis celle du soleil ». Je ne sais plus d’où elle la tenait, mais cela m’avait touché.

On pourra sans doute avoir ici une hypothèse explicative du phénomène d’écoanxiété, relié à la colère et au sentiment de trahison qu’éprouvent notamment certains jeunes. Car dès lors qu’on est – même un peu – lucide sur ce cadre et que l’on constate l’idiotie des directions prises, la stupidité de beaucoup d’élites, l’arrogance des nombreux « sachants », la poursuite du business-as-usual, etc., on ne peut qu’être pris de rage et de désespoir. C’est pourtant souvent le signe d’un état de santé « normal » et adapté au réel.

Le Titanic comme métaphore

C’est là que j’en viens avec ma métaphore du Titanic. Elle me permet de me rappeler au mieux ce cadre d’une nécessaire et urgente métamorphose.

Comme toute métaphore, il s’agit bien entendu d’une figure de style qui donne du sens par analogie, non par exacte vérité. Nous ne sommes pas physiquement sur un bateau p.ex.

Mais elle me permet de ne pas oublier qu’il y a le feu au milieu du bâtiment, tandis que je croise presque uniquement des personnes qui n’en savent rien, qui s’en foutent, qui n’ont pas perçu les conséquences, qui pensent que nos ingénieurs vont/ont trouvé la solution miracle, bref, des personnes qui continuent de percevoir et d’agir comme s’il n’y avait pas le feu, souvent en toute bonne foi malheureusement. Si de plus en plus voient le feu, beaucoup pensent qu’avec leur gobelet d’eau ça ira (vous savez les conneries du colibri), beaucoup pensent que les ingénieurs sont en train d’inventer un feu qui ne tue pas, beaucoup pensent qu’il y a aussi des bons côtés au feu, etc.

Bon, que s’est-il passé avec ce foutu bateau? (pour un rappel historique, écouter cet excellent podcast, les parallèles avec notre monde son édifiants…)

  • Un gros bateau (une Mégamachine bien compliquée) fait la fierté de ses constructeurs,
  • se croit par extrême arrogance (d’ado attardé) insubmersible au point qu’il néglige les canots de secours en suffisance,
  • avec une force d’inertie gigantesque (une fois lancé, changer de direction, voire faire marche arrière prends plus de temps que disponible),
  • tape l’iceberg (car pas de jumelles, pas de vagues, n’écoute rien des alertes, … ),
  • met un sacré temps à y croire et à agir en conséquence,
  • « organise » l’évacuation d’une manière stupide (on dirait en mode « poulets sans têtes » dans notre jargon),
  • se retrouve avec un nombre gigantesque de cadavres (évitables).

Un beau gâchis donc!

Le naufrage prend un sacré bout de temps, avec un très long moment où il ne se passe presque rien chez les humains, le bateau pour sa part est bien en train de prendre l’eau sans arrêt et s’enfoncer inexorablement. C’est l’illustration de l’idée qu’un système tient en général plus longtemps que prévu, mais s’effondre aussi plus vite que prévu une fois l’effondrement débuté. (Vous savez, le fait de tenir tout l’hiver pour aller au boulot et puis de vous effondrer dans la grippe le premier jour de vacances). (voir cette reconstitution en temps réel)

Oui dans les cales du bateau il y avait bien des compartiments sensés isoler en cas de brèche, mais, c’est ballot ça, ils étaient interconnectés par au-dessus. Non? ça ne vous rappelle rien ça? L’idée qu’on met tout en lien, sur un même réseau (parce que c’est tellement pratique de connecter la banque, l’hôpital, la défense, les communications, les centrales; parce que c’est tellement nécessaire de pouvoir s’envoyer des photos de chats en temps réel, …, bref, vous avez compris l’imbécilité de ce qui nous subjugue souvent).

Comme l’idéologie de la toute puissance était présente tout au long de la conception et de la navigation, évidemment rien n’a été pensé, éprouvé, balisé en cas de naufrage. On se retrouve donc surpris, mettant un temps énorme à simplement changer d’idéologie – car le réel nous y contraint physiquement – ce qui ne peut que créer du trauma, ralentissant encore notre capacité à lire le réel et à agir adéquatement. Gageons même qu’avant sa survenue, l’idée même d’un naufrage est totalement inaudible pour les zélateurs du bateau; ne tentez même pas de les convaincre ils vous riront au nez. Et même après un réel naufrage, la capacité de déni fonctionnera à plein (vous savez, comme durant la crise de 2008, où on avait bien juré qu’on changerait la finance, qu’on régulerait le système économique, qu’on cadenasserait les comportements prédateurs pour que plus jamais cela n’arrive… hahahah la bonne blague).

Et ici on ne pose même pas la question de l’utilité d’un tel navire, du pourquoi ce voyage, de quel sens a tout cela.

On se retrouve donc à écraser les troisièmes classes, à laisser mourir un paquet de gens en remplissant les quelques canots à moitié. La pagaille donc, avec à la clé un sacré paquet de victimes tuées par l’idéologie et non la fatalité technique. De quoi tomber de sacré haut lorsqu’on plane sur les mirages du progrès, de la technologie, de l’illimitisme.

Un problème de riches, bien entendu…

Oui oui, évidemment avoir peur des effondrements révèle qu’on se considère comme en situation normale.

La peur du naufrage touche éventuellement les passagers d’un bateau qui flotte, … mais les déjà-naufragés, les précaires installés sur des radeaux, ou ceux qui ont une demi bouée ont une vision très différente de la notre.

De larges pans du vivant sont déjà effondrés, des peuples, sociétés, pays vivent déjà en situation d’effondrement, et tout notre bavardage sur comment s’en protéger, que faire pour ne pas, etc. sont assez futiles en regard de cela.

Mais même ici la métaphore du Titanic continue de fonctionner!

  • La première classe se goinfre, disserte, danse, pavane, et n’a rien senti du choc contre l’iceberg. Elle entretient des liens étroits avec le capitaine, qui appartient symboliquement à leur milieu. Ils savent tous que ce navire est le plus beau, le plus puissant, le plus fort, évidemment…, et rêvent d’en vendre aux autres pour les aider à se développer p.ex.
  • La deuxième classe vivant déjà dans un espace moins feutré (même si toujours bien hors-sol) a sans doute perçu quelque chose, mais est très occupée à lorgner sur la possibilité d’arriver en première classe un jour, et de ne surtout pas tomber en troisième classe. Pour info, si vous lisez ces lignes c’est que vous faites de toute évidence partie de cette deuxième classe. La troisième classe n’a pas de temps à perdre à lire cela, elle est en train de gérer le réel – loin du joli décor – dans lequel elle est.
  • C’est cette troisième classe qui est la plus proche du sol, et qui est déjà largement les pieds dans l’eau. Une partie est déjà morte noyée dans les premières cales inondées, tandis qu’une autre partie a de l’eau jusqu’à la taille, jusqu’au cou parfois. Cette classe sait et sent – dans sa chair, dans son être, dans sa réalité quotidienne – que le navire coule et qu’il y a de fortes chances qu’elle en crève. Elle existe partout, invisibilisée dans les pays « riches », bien visible dans des zones entières du monde.

Il y a donc un découplage total – et mortel – entre ceux qui savent, qui sentent, qui vivent le réel, et la catégorie – ridicule en nombre – qui a le plus de pouvoir d’action et de décision. La première et la deuxième classe refusent la moindre éventualité de mettre un terme à un mode de vie prédateur; les autres n’ont qu’à bouger. Cette première classe est d’ailleurs en train de tenter de s’immuniser contre tout naufrage, il suffit de penser aux survivalistes débiles qui se construisent des bunkers et achètent des îles, ou lorgnent sur une escapade sur une autre planète (s’ils pouvaient tenter d’aller s’établir sur le soleil, cela nous ferait déjà des vacances!).

C’est donc également un paradoxe: la deuxième classe, au lieu de se laisser fasciner par atteindre un jour la première classe, au lieu de se laisser divertir par les joujoux inoffensifs que la première classe lui sert (comme c’est chouette un casque VR, waouw la belle grosse bagnole, trop bien la finale de la coupe du monde, etc.) ferait bien mieux de porter le regard sur la troisième classe pour voir les effets réels et déjà présents de son mode de vie, et pour également apprendre à vivre ailleurs qu’en deuxième classe (et encore moins en première). Mais apparemment, nous sommes anthropologiquement câblés pour désirer monter à l’étage du dessus. Quand on vous dit que le changement est une métamorphose et pas un petit coup de peinture…

C’est bien beau, mais quand on a posé ce cadre, on fait quoi?

On s’assied, on respire.

Ce n’est pas une mince affaire de bouger un cadre de perception du réel, cela prend du temps et requiert de l’honnêteté avec soi-même, et un deuil vis-à-vis de ses anciennes conceptions.

… Et tant que la bascule n’est pas réellement faite en vous (pas qu’avec votre tête donc, mais de manière existentielle), tout ce qui est dit ici vous paraît sans doute inepte, exagéré, loufoque. C’est le propre d’un cadre de pensée de filtrer la réalité.

  • -ok si on est sur le Titanic, c’est un peu foutu non?
  • -oui c’est clair, on arrivera pas de l’autre coté sur ce bateau, il va falloir faire le deuil de ça
  • -mais donc y’a plus rien à faire…
  • -bah, ça dépend, tu peux t’asseoir par terre et attendre
  • -autant en profiter alors!
  • -oui c’est ça, va te goinfrer au buffet…

La tentation de tout refoutre sous le tapis est grande. On sait que de nombreux mécanismes existent pour préserver à tout prix sa vision du monde, retardant de facto toute action sérieuse.

Imaginez-vous: vous savez que la bateau va couler, qu’est-ce qu’il reste à faire?

Beaucoup de choses non?

Il n’y a aucune recette toute faite, mais vous pouvez poser des actes en fonction de ce qu’il se passe autour de vous, de qui vous êtes, de l’état dans lequel vous êtes. Vous allez agir en conséquence, de la manière la plus ajustée possible, et elle le sera uniquement si vous avez encodé que le naufrage est en cours. Et autour de vous, ce seront très certainement des poulets sans tête pendant un petit bout de temps. Peu importe leurs compétences, leurs qualités, leur intelligence, etc., ils seront à coté de la plaque par absence de lucidité sur le réel. Ils sont donc souvent dangereux pour eux et pour les autres (tout sauveteur le sait!).

Mais au-delà de choses à faire – dont on ne peut parler qu’en situation concrète – il y a surtout un comment être. Il y a à rester digne, à ne pas se vautrer dans la situation, à tenter d’élever – par votre dignité – toute l’humanité. Cela s’est toujours passé, de tout temps, dans des moments tragiques et difficiles.

  • Certaines personnes refusent.
  • Refusent de vendre l’autre.
  • Refusent de s’enrichir sur une situation.
  • Refusent de gagner une promotion.
  • Refusent ce job pourtant si bien payé.
  • Refusent d’écraser le voisin.
  • C’est rare.
  • Elles le font car elles savent qu’elles ne pourront plus se regarder en face après s’être corrompues dans la situation.
  • Elles le font, et en paient souvent le prix fort pour être sorties du troupeau.
  • Elles appliquent en quelque sorte une éthique des vertus plutôt qu’une éthique utilitariste (tellement en phase avec le capitalisme celle-là).

Nous ne sommes pas sur le Titanic, nous sommes dans un monde qui est en train de crever par nos actions et nos modes de vies puérils.

Il y a d’abord à rester digne, à faire que cela ne passe pas par moi, à ne pas être un Mr Smith.

Il y a à cesser de nuire et refuser de parvenir comme le dit si bien Corinne Morel-Darleux dans son essai.

Il y a à sortir des niaiseries du c’est par la joie qu’on se met en route, tellement rabâché dans les courants de développement personnel lucratif. Pensez-vous qu’on attend que les passagers soient joyeux et se décident d’avoir l’élan de contribuer à l’évacuation en toute bienveillance? On fait ce qu’il faut faire. Point. L’action est dictée par ce que la situation requiert, en lucidité. ET peut-être que dans l’action, il y aura des moments de joie, oui! j’espère que quelqu’un a fait une blague à la con sur au moins un des canots et que cela a pu faire rire les autres. La joie peut y être, mais c’est un sous-produit, pas le carburant de départ.

Et donc, « pendant ce temps sur le Titanic… »

Nous avons soulevé la nécessité de changement de type 2, de changement civilisationnel pour quitter la Mégamachine.

Nous sommes bien face à une situation dont la métaphore du Titanic est une illustration quasi parfaite: un sacré changement (d’imaginaire et d’action) est requis, faute de quoi le réel nous rattrapera dans des conditions très très éprouvantes, comme il commence à la faire.

Me rappeler mentalement que nous sommes sur le Titanic, me permet de distinguer l’important du futile, et de pouvoir évaluer l’état de lucidité d’une décision, d’une personne, d’un groupe, d’une organisation.

Cela me permet surtout de ne pas donner trop d’attention à ce qui n’en mérite pas.

Ainsi, la majeure partie des choses qui actuellement paraissent importantes, sérieuses, fondamentales, m’apparaissent – après ce tamis – stupides, stériles, futiles.

Une très large proportion de décisions prises sont totalement à coté de la plaque, et me font penser à des passagers qui se querelleraient pour décider de leur place à table, ou de l’équipage qui se réunirait pour décider du prochain sous-chef.

Tous leurs comportements indiquent – malgré eux – qu’ils n’ont toujours pas pris la mesure du réel.

Évidemment, je peux faire semblant de trouver cela important, mais si je le fais, c’est pour rejoindre l’autre, là où il se trouve. Je ne me fais pas avoir en pensant moi aussi que cela est fondamental.

C’est tout comme avec un tout petit lorsqu’il a perdu son nounours: vous vous mettez en lien avec lui en considérant l’importance de la chose pour lui. Et vous faites ce qu’un adulte doit faire.

Beaucoup semblent avoir perdus leurs nounours, au milieu de très peu d’adultes …



Un lac canadien choisi pour représenter le début de l’Anthropocène

Damian Carrington

Source : The GuardianTraduction Deepl – Josette

Le pic de plutonium dans les sédiments des lacs canadiens marque l’aube d’une nouvelle ère où l’humanité domine la planète.

Les scientifiques ont choisi le site qui représentera le début de l’ère de l’Anthropocène sur Terre. Il marquera la fin de 11 700 ans d’un environnement planétaire stable dans lequel l’ensemble de la civilisation humaine s’est développée et le début d’une nouvelle ère, dominée par les activités humaines.

Le site est un lac d’effondrement situé au Canada. Il abrite des sédiments annuels présentant des pics clairs dus à l’impact colossal de l’humanité sur la planète à partir de 1950, du plutonium provenant des essais de la bombe à hydrogène aux particules issues de la combustion des combustibles fossiles qui ont arrosé le globe.

Si le site est approuvé par les scientifiques qui supervisent l’échelle des temps géologiques, la déclaration officielle de l’Anthropocène comme nouvelle ère géologique interviendra en août 2024.

Les experts ont déclaré que cette décision revêtait une importance sociale et politique, ainsi qu’une grande valeur scientifique, car elle témoignerait de « l’ampleur et de la gravité des processus de transformation planétaire déclenchés par l’humanité industrialisée ».

La crise climatique est l’impact le plus marquant de l’Anthropocène, mais les pertes considérables d’espèces sauvages, la propagation d’espèces envahissantes et la pollution généralisée de la planète par les plastiques et les nitrates en sont également des caractéristiques essentielles.

Le groupe de travail sur l’Anthropocène (Anthropocene Working Group-AWG) a été créé en 2009 et a conclu en 2016 que les changements causés par l’homme sur la Terre étaient si importants qu’une nouvelle unité de temps géologique était justifiée. Le groupe de travail a ensuite évalué en détail une douzaine de sites à travers le monde comme candidats à ce que les géologues appellent un « pic d’or », c’est-à-dire l’endroit où les changements abrupts et globaux marquant le début de la nouvelle ère sont le mieux enregistrés dans les strates géologiques.

Les sites candidats comprenaient des coraux tropicaux aux États-Unis et en Australie, une tourbière montagneuse en Pologne, la calotte glaciaire de l’Antarctique et même les débris humains accumulés sous la ville de Vienne. Toutefois, après plusieurs tours de scrutin, c’est le lac Crawford, près de Toronto, qui a été retenu.

« Il existe des preuves irréfutables, à l’échelle mondiale, d’un changement massif, d’un point de basculement dans le système terrestre », a déclaré le professeur Francine McCarthy, géologue à l’université Brock, au Canada, et membre du Groupe de travail spécial. « Le lac Crawford est très spécial parce qu’il nous permet d’observer, avec une résolution annuelle, les changements survenus dans l’histoire de la Terre.

Le lac, formé dans un gouffre calcaire, a une profondeur de 24 mètres mais une superficie de seulement 2,4 hectares. Cette forme haute signifie que les eaux de fond et les eaux de surface ne se mélangent pas, ce qui brouillerait les données déposées dans les sédiments. « Le fond du lac est complètement isolé du reste de la planète, à l’exception de ce qui coule doucement au fond et s’accumule dans les sédiments », a déclaré Mme McCarthy.

L’AWG a choisi les isotopes de plutonium provenant des essais de bombes H comme marqueur clé de l’Anthropocène, car ils ont été répandus à l’échelle mondiale à partir de 1952, mais ont rapidement diminué après le traité d’interdiction des essais nucléaires au milieu des années 1960, créant un pic dans les sédiments.

La présence de plutonium nous donne un indicateur brutal du moment où l’humanité est devenue une force si dominante qu’elle a pu laisser une « empreinte » mondiale unique sur notre planète », a déclaré le professeur Andrew Cundy, radiochimiste de l’environnement à l’université de Southampton et membre de l’AWG.

Les sédiments lacustres contiennent d’autres marqueurs importants, notamment des particules de carbone sphériques produites par la combustion de combustibles fossiles dans les centrales électriques et des nitrates provenant de l’épandage massif d’engrais chimiques. « Nous constatons une augmentation spectaculaire de la concentration dans notre noyau à la même profondeur que celle où nous observons l’augmentation rapide du plutonium », a déclaré Mme McCarthy.

Les années 1950 ont vu le début de la « grande accélération », c’est-à-dire l’augmentation sans précédent de l’activité industrielle, des transports et de l’économie qui s’est produite après la Seconde Guerre mondiale et se poursuit aujourd’hui. « C’est la grande accélération que nous avons décidé d’utiliser comme point de basculement majeur dans l’histoire de la Terre. Mais c’est l’augmentation des retombées de plutonium 239 que nous avons choisie comme marqueur », a déclaré Mme McCarthy.

Le professeur Jürgen Renn, directeur de l’Institut Max Planck pour l’histoire des sciences, à Berlin (Allemagne), a déclaré : « Le concept de l’Anthropocène est devenu une réalité : « Le concept d’Anthropocène est désormais solidement ancré dans une définition stratigraphique très précise, ce qui donne un point de référence pour les discussions scientifiques.

« Il crée également un pont entre les sciences naturelles et les sciences humaines, car il s’agit des êtres humains », a déclaré M. Renn. « Nous examinons quelque chose qui façonne notre destin en tant qu’humanité, il est donc très important d’avoir un point de référence commun.

La ratification officielle du site de Crawford Lake et de l’époque de l’Anthropocène doit passer par trois autres votes des autorités géologiques, la sous-commission de la stratigraphie quaternaire, la Commission internationale de stratigraphie et, enfin, l’Union internationale des sciences géologiques.

La décision risque d’être difficile à prendre pour les géologues, qui ont l’habitude de traiter des périodes s’étalant sur des millions d’années et d’utiliser des roches contenant des fossiles comme marqueurs. L’AWG présentera un dossier de preuves dans l’espoir de convaincre les organes de vote que l’Anthropocène représente un changement planétaire qui nécessite une nouvelle période géologique.

Le Dr Alexander Farnsworth, de l’université de Bristol, a déclaré que le plutonium est un élément radioactif qui se désintègre avec le temps, et qu’il pourrait donc ne pas persister sur des échelles de temps géologiques de plusieurs millions d’années. Il s’est également interrogé sur la nécessité d’une époque anthropocène, déclarant : « Nous ne sommes qu’une vaguelette de l’histoire de l’humanité : « Nous ne sommes qu’une vaguelette dans la rivière du flux génétique à travers le temps ».

Le professeur Colin Waters, président de l’AWG à l’université de Leicester, a déclaré : « L’Anthropocène, qui commence dans les années 1950, représente un changement très rapide que nous avons imposé à la planète. Il y a de l’espoir à cet égard. Les impacts combinés de l’humanité peuvent être modifiés rapidement pour le meilleur et pour le pire. Il n’est pas inévitable que nous nous enfoncions dans une pauvreté environnementale persistante.


Page de références sur l’Anthropocène



Pourquoi les effets du changement climatique pourraient nous rendre moins enclins à réduire les émissions

Joel Millward-Hopkins

Source : The ConversationTraduction Deepl – Josette

Les incendies de forêt qui font rage dans la province du Québec, au sud-est du Canada, sont sans précédent. Un printemps chaud et sec a permis au petit bois de s’accumuler et les orages du début du mois de juin ont allumé l’allumette, intensifiant de manière spectaculaire la saison des incendies de 2023.

En se propageant vers le sud, la fumée a engendré un ciel apocalyptique dans le nord-est des États-Unis et a placé plus de 100 millions de personnes en état d’alerte concernant la qualité de l’air, plaçant la ville de New York en tête du classement mondial des villes dont l’air est le plus pollué.

Des scientifiques canadiens ont mis en garde contre le rôle du changement climatique dans la propagation des incendies de forêt en 2019. Le changement climatique n’est peut-être pas à l’origine des incendies, mais il augmente considérablement la probabilité qu’ils se produisent et, à l’échelle mondiale, les incendies de forêt devraient augmenter de 50 % au cours de ce siècle.

On pourrait au moins espérer qu’à mesure que ces effets de plus en plus graves du changement climatique sont ressentis par les pays riches et fortement émetteurs, les gens seront persuadés d’agir avec la conviction nécessaire pour éviter la crise climatique, qui menace la vie de millions de personnes et les moyens de subsistance de milliards d’autres.

Toutefois, comme je l’ai indiqué dans un article récent, l’espoir qui sous-tend cette hypothèse pourrait être mal placé. Au fur et à mesure que les effets du réchauffement se font sentir, nous risquons au contraire d’élire au pouvoir des personnes qui s’engagent à aggraver le problème.

Cela s’explique par un chevauchement entre les effets plus larges du changement climatique et les facteurs qui ont favorisé la montée des dirigeants nationalistes, autoritaires et populistes en Europe, aux États-Unis, au Brésil et ailleurs, en particulier au cours des dernières années.

Les conséquences plus larges du changement climatique

On s’attend généralement à ce que le changement climatique ait une série d’impacts, allant de l’augmentation de la fréquence et de la gravité des tempêtes, des sécheresses, des inondations, des vagues de chaleur et des mauvaises récoltes à la propagation plus large des maladies tropicales. Mais il entraînera également des problèmes moins évidents liés aux inégalités, aux migrations et aux conflits. Ensemble, ils pourraient créer un monde où les inégalités et l’instabilité s’aggravent, où les changements sont rapides et les menaces sont clairement perçues – un environnement dans lequel les dirigeants autoritaires ont tendance à prospérer.

Le changement climatique menace de creuser les inégalités au sein des pays et entre eux. En fait, les faits montrent que c’est déjà le cas. En effet, les populations les plus pauvres sont généralement plus exposées aux effets du changement climatique et plus vulnérables aux dommages qui en découlent.

Les pays pauvres, et les populations pauvres des pays riches, sont confrontés à un cercle vicieux où leur situation économique les maintient dans les zones les plus exposées aux conditions météorologiques extrêmes et les empêche de s’en remettre. En revanche, les riches peuvent rendre leurs maisons étanches aux fumées, engager des pompiers privés, faire fonctionner leur climatisation sans se soucier de la facture – ou simplement acheter une maison ailleurs.

Le changement climatique devrait également entraîner une augmentation des migrations. Les estimations du nombre de personnes qui devraient migrer en réponse au changement climatique sont très incertaines, en raison de la combinaison de facteurs sociaux et politiques, et les discussions dans les médias ont parfois eu tendance à l’alarmisme et au mythe.

Bien que l’on s’attende à ce que la plupart des mouvements se produisent à l’intérieur des pays, il est probable que l’on assiste à une augmentation significative du nombre de personnes se déplaçant des pays pauvres vers les pays riches. D’ici le milieu du siècle, un nombre important de personnes dans des régions telles que l’Asie du Sud pourraient être exposées à des vagues de chaleur auxquelles les humains ne peuvent tout simplement pas survivre, faisant de la migration la seule échappatoire possible.

Enfin, le changement climatique devrait accroître le risque de conflits et de violences. Des guerres pourraient éclater pour des ressources de base telles que l’eau. À plus petite échelle, la violence et la criminalité pourraient augmenter. Des recherches ont montré que même les tweets sont plus haineux sous la chaleur.

Populisme autoritaire

Les hommes politiques de droite ont réussi à exploiter le discours autour des questions que le changement climatique enflamme : l’immigration, l’inégalité économique et l’insécurité mondiale. Leurs promesses d’inverser la tendance à la baisse du niveau de vie d’une partie de la population, de soulager les services publics (sous-financés) et de protéger la nation des menaces extérieures passent invariablement par des appels à la fermeture des frontières et à la désignation des migrants comme boucs émissaires.

Ces dirigeants sont également anti-environnementalistes. Donald Trump, Vladimir Poutine et Jair Bolsanaro ont fétichisé les industries traditionnelles telles que l’extraction du charbon, abandonné les défis mondiaux au profit de poursuites nationales et sont ouvertement sceptiques quant à l’influence de l’homme sur le climat, quand ils ne la nient pas carrément.

L’absence d’une conscience mondiale et d’une volonté de coopération, inhérente à cette politique, rendrait le maintien d’un climat sûr presque impossible.

La liberté qui subsiste

Il s’agit d’une vision sombre. Mais il s’agit d’un avertissement et non d’une prévision, et il y a de bonnes raisons de ne pas être pessimiste.

L’une d’entre elles est qu’il est prouvé que le fait d’être confronté à des conditions météorologiques extrêmes renforce le soutien à l’action en faveur du climat. Il se peut donc que les effets du changement climatique ne se contentent pas d’éloigner les gens d’une réponse politique appropriée.

Plus important encore, le changement climatique n’est pas directement à l’origine de phénomènes tels que les migrations, les conflits et la violence. Au contraire, il les rend plus probables en raison des interactions avec les problèmes sociaux et politiques existants, tels que la répression gouvernementale, le chômage élevé ou les tensions religieuses. C’est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle.

Tout d’abord, la mauvaise nouvelle. Les chercheurs suggèrent que la pauvreté et les inégalités constituent des facteurs de conflit et de migration plus importants que le changement climatique. Mais ces facteurs sont eux-mêmes amplifiés par le changement climatique. Le changement climatique pourrait donc jouer un rôle encore mal compris dans les conflits et les migrations.

La bonne nouvelle, c’est que ces interactions complexes entre les conditions environnementales et notre vie politique et sociale nous montrent que, dans une large mesure, c’est encore à nous de décider de l’avenir. Dans l’anthropocène, l’homme est devenu un agent du changement planétaire – nous pouvons déterminer l’avenir de l’environnement. Mais l’environnement ne déterminera pas le nôtre. Néanmoins, il est essentiel de comprendre comment le changement climatique peut indirectement influencer la politique pour trouver une politique adaptée aux défis auxquels nous sommes confrontés.