Paul Blume
A observer l’incroyable vitesse à laquelle nombre de présupposés se fracassent contre les événements ces dernières années, on se demande comment ils sont si peu remis en cause. Ou, à tout le moins, fortement adaptés.
Nous sommes passés en quelques décennies de l’espoir de lendemains toujours meilleurs à la succession globale de périodes de fortes précarisations de nos sociétés.
Du rapport Meadows à l’actuelle période de guerre, de la création des premiers mouvements écologistes aux rapports de plus en plus alarmants sur le climat, sans oublier l’effondrement de la biodiversité et le gigantisme des pollutions diverses.
Difficile de croire que le temps d’une vie, on puisse se retrouver dans une situation à ce point délabrée.
Et pourtant.
Le constat global d’une forme d’énorme crise en cours se partage de plus en plus. Et les grilles d’analyses classiques, datant des siècles précédents, nous aident de moins en moins à en comprendre les ressorts.
La faute au capitalisme ?
L’anti-capitalisme classique, outil connu des combats contre l’engrenage des in-équités et inégalités sociales, ne prend que trop peu en compte les questions de croissance et ses conséquences sur le vivant. Le risque de plus en plus avéré que les contraintes du réel entraînent à très court terme un déclin, une décroissance subie, une récession non-temporaire, soit une réduction drastique du « gâteau » à se partager, implique de revoir la copie.
L’évitement des contraintes liées aux stocks des ressources et aux conséquences environnementales de leurs exploitations par nos sociétés prolonge les comportements collectifs issus de la période d’expansion de l’économie industrielle.
Capitalisme ou pas, la problématique de l’équité sociale ne se réglera plus (même temporairement) par des mesures de sorties de conflits sociaux « par le haut ». La croissance négative implique d’innover.
L’écueil social est de plus évident. « Fin du monde » et « fin du mois » conjugués ensemble augurent plus d’un chaos que d’un avenir révolutionnaire.
Si l’analyse du rapport des forces sociales reste centrale, les réponses potentielles aux mécanismes des inégalités ne sont plus les mêmes qu’au 19ième siècle.
Il est urgent d’adapter les logiciels de la solidarité sociale et des sécurités sociales.
Du revenu universel aux ressources de base garanties, des pistes de réflexions ont été lancées. Face au tsunami économique et social qui s’annonce de plus en plus proche, ces débats doivent aboutir.
Sans doute sous des formes diverses selon les environnements socio-économiques. Mais avec la volonté d’établir des socles minimas d’apports concrets sur les plans nutritionnel, sanitaire, culturel, sécuritaire, etc …
Accepter la critique positive des formes traditionnelles de combat social, ne pas s’enfermer dans des idéologies fermées, c’est accepter l’opportunité de voir naître des formes luttes autour des rapports sociaux mieux adaptées aux réalités environnementales, climatiques et systémiques. Il est urgent d’oser.
La faute à l’Occident !
Autre mantra culpabilisant dont l’obsolèité se révèle ces dernières années.
Si d’aucunes et d’aucuns cherchent à raison d’autres modes de vie, il serait injuste d’oublier que ce « mode de vie occidental » fortement contesté est également fortement recherché, jalousé.
Est-ce d’ailleurs encore le caractère occidental qu’il importe d’évoquer ou les spécificités précises de consumérisme, de compétition, d’iniquité, de course à la croissance.
Le débat est devenu global en même temps que la globalisation de l’économie.
Cette globalisation s’altère dans une conflictualisation des priorités économiques par les grandes forces géostratégiques. Cela transparaissait déjà sur les marchés de l’énergie avant la guerre sur le sol ukrainien. Depuis, cela s’amplifie rapidement.
De plus, les modes de vie dans les grandes villes asiatiques – par exemple – sont à certains égards plus « occidentalisés » que dans certaines villes moyennes de l’Europe orientale. En Amérique latine, à Santiago, capitale du Chili, on utilisait la téléphonie hertzienne bien avant Bruxelles, capitale de l’Europe.
Au cœur même de l’Occident, une démarche de cohabitations entre religions, langues, traditions culturelles y compris extra-européennes fait son chemin. Très laborieusement, mais inexorablement. Une nouvelle Europe occidentale plus solidaire serait-elle possible ?
D’ailleurs, qu’est-ce que l’Occident aujourd’hui ? Que sera-t-il d’ici une demi-douzaine d’années ?
A ce propos également, il serait plus judicieux de pointer les côtés mercantiles, techno-centrés, consuméristes, égoïstes, … que d’utiliser une vieille rengaine souvent rabâchée comme argument des critiques de la « démocratie » et de l’« impérialisme ».
Mort à l’impérialisme ?
Mot d’ordre des manifestations anti-américaines pendant la guerre du Vietnam ou en Amérique latine face à l’interventionnisme économique et politique du géant nord-américain, pour ne citer que ces exemples, la qualification d’impérialiste se décline aujourd’hui au pluriel.
L’impérialisme s’est démocratisé. Tout qui en a les moyens tente sa chance. Continuer à affirmer qu’il n’y aurait qu’un impérialisme américain n’est plus crédible.
La Chine convoite les ressources africaines, lorgne dangereusement sur Taïwan. La Russie fait parler les armes.
Quant à l’impérialisme américain, tendance toujours présente, il a changé de nature. Au moins depuis la présidence d’Obama avec l’expression d’un moindre interventionnisme que son successeur a amplifié.
Qualifier précisément chaque acte impérialiste serait plus juste que de continuer à utiliser un vocable fourre-tout. Il est urgent d’apprendre à contextualiser. A envisager la complexité.
La démocratie, outil dépassé ?
La question, qui aurait mis en colère les résistants au sortir de la deuxième guerre mondiale, est posée régulièrement, entre autre, dans les générations « climat ».
A chaque recul sur de trop minces avancées, la colère monte contre un système qui semble incapable de répondre aux urgences. Et la notion même de démocratie en prend pour son grade.
Un phénomène qui rejoint les tendances anti-système des « gilets jaunes ».
Les inquiets de la fin du mois et de la fin du monde partagent de plus en plus un sentiment d’inefficacité d’une caste politique qui refuse de rendre leurs préoccupations prioritaires à la gestion quotidienne de l’économie mondialisée.
La crise sanitaire mondiale et la guerre en Ukraine amplifient fortement cette tendance. On gère l’urgence immédiate en reportant à plus tard des enjeux pourtant majeurs et cruciaux.
Émissions exponentielles de gaz à effet de serre et paupérisation galopante semblent devoir devenir les incontournables des années à venir.
Autre critique récente du système démocratique européen est l’absence de représentation politique plaçant la sobriété et la solidarité au cœur des choix économiques et politiques.
L’ensemble des représentations élues placent leurs propositions dans un cadre de croissance continuée.
Aucune volonté de présenter les enjeux de la survie de la vie sur la planète terre comme priorité absolue n’apparaît autrement qu’anecdotiquement dans les parlements nationaux.
Est-ce une raison de jeter le bébé démocratie avec l’eau du bain du « business as usual » ?
La démocratie se doit d’être retravaillée en permanence. Si elle déçoit, il convient de la réinventer.
Cela prend du temps et demande un taux de conscientisation qui ne progressera sans doute pas facilement dans un contexte de quotidienneté de plus en plus difficile.
Mais, c’est le moins mauvais des modes de gouvernance disait Churchill. Quand on voit les pratiques liberticides des autocraties de par le monde, difficile de dire le contraire.
La valise commune face à l’effondrement.
Parmi les images reçues au début de l’agression de l’Ukraine par les armées de Poutine, celles de la préparation des sacs. Pour la cave, pour fuir, pour aller combattre.
Que garder dans nos sacs collectifs ? Où porter notre attention ? Quelles valeurs promouvoir ?
Pour les attentifs de l’étude des chocs systémiques, beaucoup de propositions existent, en fait.
Sur le plan des low-technologies, de la gestion des communs, de la gestion de sobriétés solidaires, de l’agriculture, des politiques de l’Anthropocène, des résiliences locales, …
Et des valeurs. Sobriété, entraide, solidarité, empathie…
Il est temps d’arrêter de se référerez à des slogans. D’essayer d’interpréter correctement la réalité, dans sa complexité, pour s’adapter au mieux.