La corruption morale et la tempête morale parfaite

Cédric Chevalier

Pourquoi nous n’avons rien fait pour le climat, pourquoi nous continuerions à ne rien faire, en nous sentant bien droit dans nos bottes – le scénario du pire du philosophe Gardiner

On savait déjà les mille et une raisons de « ne rien faire » par rapport au climat. On a depuis quelques années une démonstration des arguments qui viennent s’ajouter à « l’argumentaire de l’inertie » :

  • il y a une crise financière, on a d’autres priorités
  • il y a une pandémie, on a d’autres priorités
  • il y a une crise économique, on a d’autres priorités
  • il faut reconstruire la Wallonie après les inondations, on a d’autres priorités
  • il y a des élections, on a d’autres priorités
  • l’identité de la nation est menacée (sic), on a d’autres priorités
  • Nabilla a montré un bout de sein sur TF1, on a d’autres priorités
  • les prix de l’énergie sont très élevés, on a d’autres priorités
  • il y a une guerre en Ukraine, on a d’autres priorités
  • on doit augmenter les budgets d’armement de l’OTAN, on a d’autres priorités

« D’autres priorités » que la transition écologique vers la société soutenable. « D’autres priorités » que la déclaration d’un « État d’Urgence écologique » [« Déclarons l’état d’urgence écologique« ].
Ce n’est donc jamais le bon moment, depuis les premiers ravages de la révolution industrielle, pour concevoir une société et une économie soutenables.
On remarquera que plusieurs des crises citées supra sont causées par … l’Écocide planétaire.
La faute éthique/morale principale, à mon sens, est celle-ci, elle a été décrite par Hans Jonas. Il s’agit d’une transgression permanente de sa règle d’or : « agis de telle manière que ton action soit compatible avec la permanence d’une vie authentique (humaine) sur Terre ».
Cette règle signifie que face à un risque infime de perte totale (extinction de l’humanité, extinction massive du vivant), on ne peut rien opposer comme argument justifiant l’inaction.
Ce n’est donc pas tant que « dans les années 1980, on ne comprenait pas bien le phénomène climatique », ou que « dans les années 2000, il fallait protéger la croissance économique ». C’est que dès que nous avons eu le premier soupçon suffisamment crédible scientifiquement que les gaz à effet de serre pouvaient menacer l’espèce humaine / le vivant sur Terre (un risque arbitrairement supérieur à zéro est suffisant pour enclencher la règle d’or de Jonas : 2%, 1%, 0,5%, 0,01%… à l’humanité d’arbitrer le risque acceptable d’extinction mais Hans Jonas estime que c’est … 0,000…). Dès ce moment-là, qu’on peut aussi arbitrairement cerner dans l’histoire (1970-80 +- 10 ans comme intervalle de confiance ;-), la société humaine aurait dû interdire les émissions de gaz à effet de serre au motif qu’elles menaçaient l’espèce humaine et le vivant sur la Terre. A charge de démontrer l’innocuité de ces gaz avant de relever l’interdiction. Voilà ce qu’aurait fait une humanité rationnelle au niveau scientifique (probabiliste) et éthique.
Voilà ce que nous n’avons pas fait.
C’est la « corruption morale » décrite par le philosophe Gardiner.
Et aujourd’hui, après ce « péché écologique originel », nous entrons dans autre chose, de pire, la « tempête morale parfaite ». Dans la dynamique systémique, les « phénomènes d’effondrement » génèrent le renforcement de la dépendance au sentier : plus ça merde, plus c’est la merde, plus on doit ramasser la merde, moins on a des « ressources sociétales » pour arrêter de faire caca partout. A un stade ultime, le temps résiduel est entièrement attribué à la survie face aux catastrophes, et plus du tout à la « mitigation » de l’empreinte écologique.
Au stade ultime de l’éthique : la survie de la génération présente est tellement menacée par la catastrophe en cours que l’éthique justifie de sacrifier entièrement les générations futures non encore nées au seul profit du présent.
Ce qui signifierait qu’on peut éthiquement brûler tous les combustibles fossiles pour « refroidir les générations présentes », car il n’y a plus d’autre option éthique utile au temps actuel. Déjà, certains pays d’Extrême-Orient brûlent des combustibles fossiles pour « climatiser » les rues (sic) lors des canicules à plus de 40°C, il en va de même pour des usines de désalinisation de l’eau de mer, fonctionnant au fossile. Continuer à brûler les combustibles fossiles « pour protéger les générations présentes des catastrophes climatiques », signifie le sacrifie de facto les générations futures. Chaque génération au temps t peut faire ce calcul éthique, la situation ne fait qu’empirer pour chaque génération t+1 qui a son tour sacrifie la génération t+2, etc. En pouvant parfaitement le justifier d’un point de vue éthique, puisqu’elle « n’a d’autre choix pour protéger les vivants ». Et cette course à l’abîme peut continuer jusqu’à extinction certaine de l’humanité.
C’est le moment où l’entièreté des ressources sociétales sera attribuée à « l’adaptation » et 0 euros pour la « mitigation ». Voilà le fameux stade de la « tempête morale parfaite » décrit par le philosophe Gardiner, le moment où l’éthique justifie de sacrifier toutes les générations futures sur l’autel du présent, parce qu’il n’y a plus aucune marge de manœuvre.
Pour aller plus loin, l’article du philosophe Gardiner qui fait l’hypothèse que la corruption morale explique notre inertie, et que nous risquons d’entrer dans un scénario où l’adaptation empêche toute stratégie de mitigation, sur une base éthique recevable, le comble de la fatalité tragique :

A Perfect Moral Storm: Climate Change, Intergenerational Ethics and the Problem of Moral Corruption (ceu.edu)


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